Satan : Les mythes humanitaires de l'abbé Constant
Cette perspective dans laquelle le mythe de la fin de Satan s’insère aisément, pour la couronner, sera celle de l’utopisme des années 1840-1848 : grâce au socialisme, sous ses formes diverses, l’humanité va sortir de l’ère de la violence et de l’oppression ; les luttes des hommes entre eux, qui constituent l’histoire, seront remplacées par la lutte de l’humanité unie contre les forces de la nature, bientôt ramenées au service des hommes. C’est cette fin de l’histoire, comme histoire d’une humanité divisée et en lutte contre elle-même, que figurera le mythe de la fin de Satan. On ne s’étonnera donc pas de le voir se développer chez un utopiste tel qu’Alphonse-Louis Constant (119, 182). Séminariste, son mariage forcé avec une de ses élèves, puis sa conversion, avec son ami Esquiros, aux idées d’extrême-gauche, à dominante fouriériste, l’éloigne de l’Église ; après 1848, déçu, l’ex-abbé se rallie à l’Empire et trouve refuge dans la magie, où il fait une seconde carrière, sous le nom d’Éliphas Lévi. L’œuvre abondante de ce polygraphe sans talent fournit l’exemple le plus typique de l’idéologie utopiste à la veille de Quarante-Huit et de la mythologie qu’elle peut développer. Le titre même de son premier ouvrage est significatif; en 1841, L’Assomption de la Femme ou le Livre d’amour témoigne de ce féminisme qui est une pièce essentielle du socialisme. L’humanité sera sauvée par l’amour de l’homme et de la femme et l’abbé, faisant retraite à Solesmes, a découvert cette vérité par la lecture conjointe de Mme Guyon, la quiétiste, et de George Sand. Tant d’amour lui a fait apparaître l’impossibilité de l’enfer éternel ; du coup, Constant s’exprime en vers et il argumente exactement comme le fera Hugo, dans La Fin de Satan :
Un crime ne peut être éternel et puni,
Et le mal serait dieu s’il était infini !
La même année, Alphonse Esquiros proclamait, dans L’Evangile du peuple :
L’éternité du mal est un dogme barbare. […] Satan ne gémira point éternellement dans la nuit. Satan se repentira : alors, agitant avec effort ses longues ailes couvertes de poussière et de ténèbres, il reprendra son vol vers les clartés du ciel.
Peu après, dans Consuelo, George Sand libère Satan de toute compromission avec le mal : en affectant de l’adorer, les Loüards, nous apprend-on, voulaient seulement réhabiliter la matière ; cette idée de la rédemption de la matière, George Sand l’a reçue du saint-simonisme par l’intermédiaire de Pierre Leroux ; en outre, Albert de Rudolstadt explique à Consuelo comment Satan est devenu, pour le peuple, « le symbole et le patron de son désir de liberté, d’égalité et de bonheur, tandis que saint Michel devenait la figure des pontifes et des princes de l’Église, de ceux qui avaient refoulé dans les fictions de l’enfer la religion de l’égalité et le principe du bonheur pour la famille humaine. » Ce Satan populaire et, si l’on peut dire, pré-révolutionnaire dès le Moyen Age, sera celui de La Sorcière de Michelet, en 1862, comme il est, en 1860, celui que Proudhon invoque avec une ferveur provocante : « Viens, Satan, viens, le calomnié des prêtres et des rois, que je t’embrasse, que je te serre sur ma poitrine ! » Quant à Consuelo, sa sensibilité féminine l’amène à réconcilier Jésus et Satan, ces deux frères pleins de compassion pour l’humanité qui souffre, mais l’un enseignant la résignation, l’autre étant « l’archange de la révolte légitime ». Les deux éléments du mythe socialiste de Satan : rôle de la femme, Satan symbole du progrès par la révolte – se retrouvent dans Le Dernier jugement, qui constitue la deuxième partie de La Mère de Dieu, Epopée religieuse et humanitaire, parue en 1844. Constant y insiste, d’abord, sur la nature androgynique de l’humanité : « Marie étant dans Jésus comme Jésus est dans Marie, ces deux types réunis forment ensemble le type de l’homme parfait. » N’était-il pas, comme Esquiros, le disciple de Ganneau, le Mapah, prophète de l’Evadam (Marie-Eve + Christ-Adam = l’Androgyne Évadant) ? Il nous transporte ensuite à la fin des temps. A la question du souverain juge demandant s’il est un esprit qui ait à se plaindre de Dieu, Satan répond en défiant les anges, qu’il met en déroute ; puis il provoque le Christ ; mais celui-ci ne répond pas, son regard reste fixé sur la terre où Marie a été ensevelie sous les décombres du vieux monde ; voici que la terre s’entrouvre et livre passage à Marie, qui tient dans ses bras un enfant, l’homme nouveau ; Satan se métamorphose alors en serpent ; de son pied, l’« Eve régénérée » le touche au front ; un souffle de feu s’échappe de la gueule de la bête et donne naissance à une étoile qui va se poser dans la main du Christ : Satan est mort, en délivrant Lucifer, l’étoile du matin, l’astre de l’intelligence et de la liberté, qui brillera désormais « sur le front de la femme ». En 1846, dans La Dernière Incarnation, une « légende évangélique », Les Adieux au Calvaire, narre la rencontre du Christ et de Satan ; le Christ propose au Maudit le pardon :
… Tu ne t’appelleras plus Satan, tu reprendras le nom glorieux de Lucifer, et je mettrai une étoile sur ton front et un flambeau dans ta main. Tu seras le génie du travail et de l’industrie, parce que tu as beaucoup lutté, beaucoup souffert et douloureusement pensé !
Ces paroles ne suffiraient pas à convaincre le rebelle si Marie, en étendant la main vers lui, ne lui arrachait des larmes. Alors, Jésus, Marie et Satan s’élèvent dans le ciel, en même temps que Prométhée, qui vient de rompre ses chaînes, et l’abbé Constant précise que ces « grands symboles » doivent disparaître « pour faire place à Dieu même », qui habitera désormais au sein de l’humanité régénérée par l’harmonie fouriériste. Le Testament de la liberté développe, en 1848, une troisième idée constitutive du mythe : la révolte de Lucifer a été nécessaire et bénéfique ; elle s’intègre dans une dialectique de la liberté, par laquelle la création se distingue du créateur pour se réunir ensuite à lui ; Lucifer engendre, de son cœur et de son intelligence, deux filles, la Poésie et la Liberté, qui, par l’amour, réconcilieront le rebelle avec Dieu ; ainsi, « l’idée de Dieu », qui aura absorbé Satan et qui se présente sous la figure de La Trinité du Père, de la Mère et de l’Enfant, nous fournira la « synthèse » accomplie de l’humanité. Enfin, en 1851, dans l’article Fiction de son Dictionnaire de littérature chrétienne, Constant nous propose une version du mythe en accord avec la faillite de l’idéologie de 1848 ; le récit en vers de La Chute de Lucifer montre le démon ravissant l’ange Liberté, qui est la fille de Dieu, et l’entraînant dans une courte folle, où elle périt : image du « peuple » qui a oublié que « la vraie liberté est le prix de l’obéissance ». Le mythe nous achemine ainsi de la Seconde République au Second Empire.