Satan : Le Serpent et le Méphistophélès de Paul Valéry
Quand Hugo dit, de Dieu :
Il est ! il est ! il est ! il est éperdument !
c’est avec la certitude que l’on ne peut dire mieux ni plus et qu’au-delà des concepts et presque du langage, au bord de l’extase, il désigne ainsi la plénitude. Tant le sentiment de l’être est chez lui premier, puissant, absolu. Mais ce vers, Paul Valéry le juge dénué de sens ; c’est véritablement, pour lui, ne rien dire. Tant Valéry a le sentiment immédiat du néant – il faudrait peut-être dire : du néant comme essence même de l’être.) L’esprit qui nie n’a pas sa place dans l’univers hugolien, qui est un univers de la plénitude, et Satan, nous l’avons vu, n’y introduit nulle faille. Valéry (156-157), lui, est dans le secret du Serpent :
Soleil, soleil !… Faute éclatante !
Toi qui masques la mort, Soleil, […]
Toi, le plus fier de mes complices,
Et de mes pièges le plus haut,
Tu gardes les cœurs de connaître
Que l’univers n’est qu’un défaut
Dans la pureté du Non-être !
Ainsi parle le Malin, dans l’Ebauche d}un Serpent. Avec ce poème, publié en 1921, nous sommes loin de la révolte romantique. L’ironie moderne, qui se joue ici en parodies subtiles, en dissonances et allitérations malicieuses, creuse le mythe et en chasse toute certitude triomphante. L’accusation que le Serpent valéryen porte contre le Créateur fuit l’éloquence, mais, discrète, n’est que plus perfide. Avec l’origine, le péché revient au Créateur, et c’est un péché d’auteur : « Chaque esprit qu’on trouve puissant, commence par la faute qui le fait connaître », est-il dit au début de La Soirée avec Monsieur Teste ; telle a été la faute du Tout-Puissant, soucieux de se faire connaître à l’univers :
Ô Vanité ! Cause Première !
C’est la création même qui est la chute et « le fou créateur » ne pouvait créer sans faire naître Satan : « Le premier mot de son Verbe » ne fut pas le Fiat lux, mais, nécessairement, Satan : MOI, s’écrie le Serpent ! Que si la création est, en soi, erreur, diminution, dispersion, dissipation, le continuateur en sera donc le démon, « Celui qui modifie » :
Je vais, je viens, je glisse, plonge,
Je disparais dans un cœur pur !
Fut-il jamais de sein si dur
Qu’on n’y puisse loger un songe !
Qui que tu sois, ne suis-je point
Cette complaisance qui point
Dans ton âme, lorsqu’elle s’aime ?
Je suis au fond de sa faveur
Cette inimitable saveur
Que tu ne trouves qu’à toi-même !
Tel est le délicieux – et inévitable – péché de la créature : se préférer ou, tout simplement, se sentir ce que l’on est : unique. Et seul… Le Serpent conte alors la tentation d’Eve, avec une volupté un peu désabusée :
Ô follement je m’offrais
Cette infertile jouissance :
Voir le long pur d’un dos si frais
Frémir la désobéissance !…
Jeu vain… Mais triomphe : il a enseigné à l’homme une soif qui le fait « géant » ; la connaissance est le rêve vrai d’une ombre, et
Jusqu’à l’Être exalte l’étrange
Toute-puissance du Néant !
Vingt ans plus tard, dans les ébauches de Mon Faust, Méphistophélès poursuit le persiflage du Serpent, encore qu’il soit plus persiflé que persifleur. Faust ne lui cache pas son dédain : « Tu n’es qu’un esprit, te dis-je ! Jamais esprit n’a eu d’esprit. […] Tu ne sais ni douter ni chercher. Au fond, tu es infiniment simple. »Près de cent ans auparavant, Ernest Renan doutait déjà de la subtilité du Malin et expliquait : « Nous qui, […] habitués à une manière plus étendue d’envisager les choses humaines, savons que le bien et le mal se mêlent ici-bas dans des proportions indiscernables, nous hésitons à prononcer des arrêts exclusifs… » Pour Valéry, il n’est guère douteux que le Bien et le Mal ne soient des notions grossières et aussi peu rigoureuses que celles de classicisme et de romantisme, qu’il récusait, comme on sait. La civilisation moderne est funeste au démon ; dans la masse, « l’individu se meurt » et l’âme perd de son prix ; la science rend ridicule la magie infernale… Peut- être, toutefois, Méphistophélès prendra-t-il sa revanche : grâce à l’amour… Mais la pièce reste inachevée alors qu’il n’a guère réussi qu’à faire rougir Lust, la demoiselle de cristal… Le personnage vraiment effrayant de Mon Faust, c’est, « bien pire que le diable » et « beaucoup plus avancé », le Solitaire, le dernier avatar, sans doute, et le plus terrible de Monsieur Teste ; nous le retrouverons, avec le Narcisse et l’Ange valéryens, quand nous étudierons les mythes du moi : c’est une figure du pouvoir néantisant de la conscience connaissante, qui est le véritable et seul ennemi de l’Etre massif et absolu…