Satan : Du coté de Maldoror
Même s’il doit, à la fin des temps, se réconcilier avec Dieu, Satan, depuis le début des temps, est l’Ennemi, le redoutable Séducteur. L’histoire du Diable, de Cazotte à Baudelaire, que Max Milner (182) a si bien racontée, se développe ainsi dans deux directions. D’un côté, Satan représente la beauté du Mal ; cette lignée va du Diable amoureux de Cazotte, en 1772, où le démon a revêtu la troublante figure de la jolie Biondetta, aux Litanies que Baudelaire adresse au Réprouvé, « le plus savant et le plus beau des Anges ». L’autre côté est celui de Satan sauvé ; seul ce second thème aboutit à des mythes. Dans la première direction, où manque la perspective qui rattache le mythe de la fin de Satan à la vision romantique de l’histoire, on s’en tient au fantastique et c’est plutôt une mythologie du mal qui se dessine. Elle prend sa source dans les romans noirs de la fin du XVIIIe siècle, comme Le Moine de Lewis, et dans le Melmoth de Maturin, traduit en 1821. Le satanisme se donne carrière dans les blasphèmes et le spleen convulsif des petits romantiques, avec Feu et Flamme de Philothée O’Neddy et, non sans quelques ironies, l’Albertus de Théophile Gautier, en 1832. Dans le roman, le thème satanique côtoie le thème du Surhomme fatal, avec le « Satan moderne » qu’est, chez Balzac, le « corsaire aux gants jaunes », tel que de Marsay… C’est au marquis de Sade que revient assurément le patronage du Szaffie d’Eugène Sue, qui, dans La Salamandre, en 1833, s’applique à avilir, avec une cruauté sans défaillance, la pure Alice ; un autre satanique de même volée, Samuel Geld, qui fait rage dans le roman d’Alexandre Dumas, Le Trou de l’Enfer, invoque expressément le divin marquis pour expliquer et justifier son amour du mal, qu’il exerce à l’encontre de deux innocentes jeunes filles. Il faudrait décrire la mythologie du mal chez Sade ; au XIXe siècle, le thème qui nous occupe aboutit au chef- d’œuvre, en 1869, avec Les chants de Maldoror. La réussite de Lautréamont, ce n’est pas dans le personnage même de Maldoror que je la découvrirais : ce personnage existe peu en dehors de ses apparitions monstrueuses ; mais c’est là, justement, que Lautréamont triomphe : dans la description des visages hideux, des corps mutilés et souillés, dans l’invention de métamorphoses inouïes, comme celles de Maldoror en poulpe, de Dieu en un rhinocéros qu’abat une balle de revolver, du cheveu devenu bâton, qui parle et bondit dans le lupanar, dans des récits, comme celui de la bataille de Maldoror avec l’ange né de la transformation d’une lampe d’autel, ou celui de l’accouplement du héros avec la femelle du requin. Par la concentration et la pureté singulières des figures et des thèmes de l’agression, de l’effroi, de la cruauté, du dégoût, Lautréamont a créé une mythologie tout originale, si cohérente que l’ironie qui la détruit s’y intègre, en même temps, comme élément constituant et expression suprême du dénigrement.