Romantisme, les tentatives et la réussite de Victor Hugo
Qui lit encore Laprade ou Quinet ? Soumet est oublié et La Chute d’un Ange n’est elle-même qu’un chef-d’œuvre manqué. Enfin Victor Hugo (119,124,220) vint ! Son premier projet épique fut le Satan pardonné auquel il travaille de janvier à mai 1854, puis de novembre 1859 à mai 1860. La Fin de Satan occupera la première place dans le devenir littéraire de ce mythe. Notons seulement ici qu’il s’agit d’une épopée à merveilleux chrétien. Or, ce merveilleux est fort discret : quelques anges, quelques personnages allégoriques tels que le Chaos et le Déluge ; un enfer vide, sans damnés ni supplices. C’est que le merveilleux n’est point une « machine », dans cette épopée, mais découle de l’imagination métaphysique de l’auteur : il se réduit à l’opposition de la triade ténèbres-prison-haine et de la triade lumière-espace-amour ; il s’agit là de thèmes qui affirment, chez Hugo, leur existence et leur cohérence, au niveau de l’idéologie et du symbole, au niveau du style et des images, au niveau de l’intuition existentielle primordiale ; en outre, ces thèmes, au demeurant universels, forment une structure permanente et fondamentale de la pensée et de l’œuvre hugoliennes, à partir de l’exil. La Fin de Satan constitue encore une épopée de l’humanité : trois épisodes y traitent des trois maux de l’histoire, la Guerre, le Gibet, la Prison, représentés, au degré éminent, par Nemrod, Jésus crucifié, la Bastille. En les faisant découler de la chute de Satan et de la naissance de la déesse de la Fatalité, Lilith-Isis, fille de Satan, en faisant déboucher leur résolution sur la rédemption de Satan et la fin du mal dans l’univers, Hugo transcende le temps historique ; un mythe immense assume toute l’histoire humaine. Mais La Fin de Satan est restée inachevée et le troisième épisode, qui devait assurer le contact entre le mythe et les temps modernes, a été à peine ébauché.
Le poème de Dieu, en 1855 et 1856, peut-il être tenu pour une épopée ? Sans doute, puisqu’il raconte une aventure, celle de l’humanité, dans sa quête de l’Etre à travers les diverses religions. Cette quête est figurée par le vol ascensionnel du voyant, qui rencontre des oiseaux mythiques dont chacun représente une attitude des hommes devant Dieu : la Chauve-souris, « lugubre oiseau », l’athéisme, le Hibou, le scepticisme, le Corbeau, le manichéisme, le Vautour, le paganisme, l’Aigle, le mosaïsme, le Griffon, le christianisme, l’Ange, le rationalisme ; la Lumière, enfin, fait éclater l’insuffisance de toutes ces approches humaines… La première partie multiplie dans l’espace les Voix du Seuil, qui tentent de détourner le voyant de sa quête impossible ; elles représentent les diverses philosophies et sagesses qui se sont efforcées de river l’homme à la terre et rappellent l’échec de tous les explorateurs de l’abîme ; par là, cette première partie, qui fut écrite après la seconde, achève de faire de Dieu une épopée de l’humanité, dans ses attitudes contrastées à l’égard de l’Absolu. Le personnage mythique qui occupe la première moitié des Voix du Seuil apparaît bien comme le héros original d’une épopée de cette sorte : c’est le monstre Esprit humain. Avec les oiseaux de la seconde partie, il constitue le merveilleux dans cette épopée, où il n’est pas impossible d’admirer un mythe de la connaissance. La connaissance y est une aventure redoutable, dont le héros, qui est le poète lui-même, mourra, tout à la fin. Elle se déroule, en outre, dans un espace mythique, qui figure le temps historique de la succession des doctrines. Dans la première partie, les Voix arrivent de tous les côtés, remplissent de tumulte cet espace dont la structure est de n’en point avoir : le Seuil est le lieu même du piétinement, de la répétition ; le progrès vers Dieu est ensuite représenté par l’espace vertical où le voyant monte en franchissant des distances énormes : chaque oiseau est vu, d’abord, comme un « point », une « mouche », et il faut voler en montant vers lui pour le voir prendre ses formes et dimensions. Cet espace n’est pas seulement matériel, si l’on peut dire ; il est la forme de la transcendance. L’épopée de Dieu nous offre un mythe spatial de la connaissance. Il semble bien que seule l’obstination de son éditeur, P.J. Hetzel, réussit à détourner Hugo de ses épopées philosophiques, qu’il devait laisser l’une et l’autre inachevées, pour le contraindre à écrire ces petites épopées qui, en 1859, constituent La Légende des siècles. Cette fois, c’est la réussite unique ; comme l’a écrit Baudelaire, « Victor Hugo a créé le seul poème épique qui pût être créé par un homme de son temps pour des lecteurs de son temps. » Poèmes courts et variés, selon l’exemple déjà donné par Vigny et Leconte de Lisle, merveilleux différents selon les époques, point de héros renaissant ou immortel auquel il est impossible de croire et de s’intéresser ; unité, cependant, par la philosophie de l’histoire qui sous-tend cette épopée du progrès à travers le mal et la souffrance ; l’histoire, ici, s’achève dans l’annonce du Vingtième Siècle qui, par la fin de la violence, assurera la fin de l’histoire ; le temps mythique est prophétique, comme il convient à une idéologie de l’utopisme.