Romantisme;l'épopée de l'humanité
H.J.Hunt (124) a, le premier, mis en lumière l’ampleur, la constance et la variété de cette grande entreprise romantique (119). Ce génie grandiose du romantisme, dans son ambition d’une vision synthétique de l’histoire, embrassant les temps et les espaces, c’est Edgar Quinet qui, en dépit de son échec littéraire, le représente le mieux. Traducteur de Herder, Quinet, avec ses épopées en prose d’Ahasvérus (1833) et de Merlin l’Enchanteur (1860), est le poète de la philosophie de l’histoire. Dans Du Génie des religions, il explique, en 1842, que « chaque lieu de la nature, chaque moment de la durée ayant son génie propre, représente la Divinité sous une face particulière ; […] il n’est pas un point égaré dans l’espace ou le temps, qui ne figure pour quelque chose dans la révélation toujours croissante de l’Eternel. […] La terre enfante véritablement son dieu dans le travail des âges. » Tel sera le sujet de l’épopée, que, dans la préface de Napoléon, il définit comme « la poésie de la Providence ou le jugement divin de l’histoire » ; le merveilleux se fonde, dès lors, sur cette présence du divin au cœur du progrès humain. C’est à ce progrès que Quinet nous fait assister dans Ahasvérus. Le prologue situe l’action dans le Ciel, après la fin du monde ; les archanges jouent, devant Dieu et ses saints, une pièce qui représente l’histoire du monde passé. Le temps historique, comme c’était le cas dans La Vision d’Hébal, est ainsi situé à l’intérieur d’un temps mythique, qui échappe à l’histoire. Le héros sera le Juif Errant et, après un rappel de l’aventure humaine depuis les origines, sur l’Himalaya, on suit les pérégrinations d’Ahasvérus, condamné à ne jamais mourir ; au Moyen Age, il rencontre Rachel, un ange qui a eu pitié de lui lorsque, sur les pentes du Calvaire, le Christ l’a maudit, et qui, changé en femme, a été condamné à devenir sa compagne à jamais. Au jour du Jugement dernier, cet amour vaudra au maudit son pardon, et le couple humain d’Ahasvérus et Rachel s’élance alors à la conquête d’« étoiles inconnues », symbole de l’humanité qui progresse sans fin ; dans l’épilogue, l’Éternité montre le Christ crucifié sur le firmament et qui doit mourir pour donner naissance à « un nouvel Adam ». Au début de l’épopée, on assiste au dialogue des quatre monstres de l’Orient : le Serpent, Léviathan, le Poisson Macar et l’Oiseau Vinateyna ; puis, on entend le chœur des Géants et des Titans, auquel succède, au Moyen Age, le chœur des Fées, cependant que les dieux grecs se sont transformés en nains, sylphes, goules et gnomes ; les amours d’Ahasvérus et de Rachel sont surveillés par une vieille femme ricanante, qui est Mob, la Mort, et, dans la cathédrale de Strasbourg, Jésus est mis en accusation dans une sorte de Nuit du Walpurgis combinée avec le Songe de Jean-Paul Richter. Dans la perspective de la conversion finale de Satan, image de la fin de l’histoire, Merlin l’Enchanteur récapitulera semblablement les temps et les dieux ; à l’occasion, on rencontre même Ossian ; Psyché converse avec le roi Artus, Merlin et la fée Viviane consolent « le bon Encelade » enseveli sous l’Etna… Avec Ahasvérus et Merlin, Quinet nous a donné comme une mythologie de l’histoire universelle. C’est aussi à une épopée immense que Lamartine rêvait, dès 1821. Les Visions (123), auxquelles il a travaillé de 1823 à 1829, auraient, d’après le projet initial, dépeint les pérégrinations de deux âmes à travers les astres ; dans les fragments écrits ensuite, l’action se passe sur terre, le premier chant nous transportant à la fin du monde, à partir de laquelle on aurait remonté dans le temps, en nous racontant les existences successives d’un ange condamné, pour avoir aimé une femme, à être homme, mais immortel. Lamartine s’est mal résigné à l’abandon d’un tel projet ; il y est revenu avec La Chute d’un ange, en 1838. Cette fois, nous sommes aux origines de l’humanité ; l’ange Cédar aime Daïdha aux longs cheveux ; il en est puni par son incarnation humaine et l’épopée nous raconte les aventures du couple aux prises avec les Géants dont il est parlé dans la Genèse ; une imagination étrange et cruelle se donne carrière dans la description de leur ville, remarquable par ses perfectionnements techniques (les Géants conduisent des chars aériens) et sadiques (festins où les tables et les fauteuils sont des femmes nues, etc.). L’épopée s’arrête à la mort de Daïdha, tandis que tombent les premières pluies du Déluge et que Cédar s’apprête à renaître pour de nouvelles aventures, qui nous auraient fait descendre le cours de l’histoire. L’insuccès de son épopée a découragé Lamartine, qui n’a point poursuivi. Ce fut un échec aussi (ou plutôt un bref succès sans lendemain) que La Divine Epopée d’Alexandre Soumet, parue à la fin de 1840. Cette œuvre intéressante, qui nous retiendra dans le chapitre consacré à Satan et au mythe de sa rédemption, constitue, après La Chute d’un Ange, une des plus remarquables tentatives de merveilleux chrétien ; Soumet rêvait d’être le Klopstock français (122)… Située à la fin des temps, son épopée a pu, elle aussi, prendre les allures d’une épopée de l’humanité ; dans ses enfers, Soumet a placé les grands criminels de l’histoire, Sémiramis, Néron, Robespierre ; on y rencontre même don Juan et Byron, et Idaméel, parcourant les airs dans une machine volante, aperçoit, à Sainte-Hélène, l’ombre de Napoléon. L’année suivante, l’épopée de Victor de Laprade, Psyché, témoigne du retour à l’Antiquité qui se dessine alors. En fait, cette Psyché est toute chrétienne et, suivant les indications données par Creuzer-Guigniaut, elle représente Pâme humaine, sa faute, son exil, son retour auprès de l’Epoux divin. Une telle palingénésie rappelle Ballanche, dont Laprade, Lyonnais comme lui, fut l’ami et le disciple. Il a voulu être le poète du « christianisme antérieur », et l’a proclamé, non sans bonheur, dans cette ébauche de l’Invocation initiale aux trois Grâces – qu’il appelle Charités :
Ô poète, va donc ! Le monde est ton domaine,
Vois ce qu’on a chanté dans toute langue humaine.
Du problème éternel cherche partout le fil ;
Le Gange te dira ce que taisait le Nil.
Les mots du grand secret s’expliquent l’un par l’autre ;
Tous les dieux étrangers sont les frères du nôtre. […]
Tâche de voir l’Olympe aux clartés du Thabor.
D’ailleurs, Laprade était aussi l’ami et le disciple de Quinet et sa Psyché représente l’humanité en marche ; il appelle son épopée un « poème humanitaire » et a prétendu y exposer « tout bonnement toute la philosophie de l’histoire ».