Parnasse; Leconte de Lisle
Louis Ménard a pris parti pour deux révolutions, vaincues et écrasées dans le sang, Juin 48 et la Commune. Son polythéisme républicain lui servit de refuge ; mais il ne se laisse gagner ni par le pessimisme ni par le scepticisme. Son temps était, cependant, peu favorable à la croyance. Le système de Creuzer répondait au mysticisme de l’époque de Ballanche ; le positivisme du Second Empire s’accommode mieux du système de Max Müller (24) : Michel Bréal, disciple français de Müller, explique, dans l’Introduction de sa thèse sur Hercule et Cacus (1863), que « les fables ne contiennent aucun mystère. […] Elles ne sont pas l’expression d’une antique sagesse… ». Souvent les mythes représentent des phénomènes atmosphériques ou astronomiques et, particulièrement, solaires ; la légende d’Hercule et de Cacus figure, par exemple, un orage. Suivant fidèlement un autre disciple de Max Müller, George-William Cox, Mallarmé exposé ce système dans Les Dieux antiques (1880) et l’on a voulu que plusieurs de ses poèmes racontent aussi le « drame solaire », la mort du Soleil, ou son « suicide beau », à son coucher… (246)• Leconte de Lisle et Heredia n’ont pas ignoré ces doctrines. Ce refus du symbolisme religieux ou philosophique allait dans le sens de l’évolution de Leconte de Lisle (134, 138, 140) qui, au fil de ses poèmes grecs publiés de 1845 à 1847, dans La Phalange, chargeait les mythes d’un sens nouveau, humanitaire et fouriériste, faisant de Niobé, victime des dieux, la « mère Humanité » et appelant à la venger, mais qui, en 1852, dans les Poèmes antiques, a remanié ces pièces de façon à les priver de cette signification.
La préface de ce recueil disait la poésie en décadence depuis deux mille ans, jetait l’anthrène sur le christianisme, affirmait l’urgence de revenir en arrière, de remonter aux sources. Le rêve hellénique, après la double déception amoureuse (Marie Jobbé-Duval) et politique (Juin 48), s’offre comme le seul refuge. On dirait de Frédéric Moreau et Des lauriers, réunis en un seul poète et fuyant leur époque dans les temps lointains de la force et de la pureté. Le rêve indien, le rêve du nirvana, naît, lui aussi, du double échec ; avant 1848, Leconte de Lisle ne s’intéressait pas à cette Inde dont la très haute Antiquité avait déjà fasciné Edgar Quinet ; maintenant, Bhagavat chante le non-être et, dans l’hymne de Sûryâ, le récit mythique de la journée du soleil, sortant de l’Océan, montant au zénith et replongeant dans les « grandes eaux » originelles, se prête, selon Pierre Flottes (134), à une psychanalyse qui y décèlerait un « traumatisme de la naissance ». De là viendrait ce goût de la mort, comme retour au sein maternel. La mythologie indienne pénètre, dès lors, en force dans notre poésie et inspire, à défaut de chefs-d’œuvre, maints poèmes tels que Les Mystère du Lotus de Catulle Mendès, dans le Parnasse de 1866. C’est, ensuite, vers la mythologie du Nord que se tourne Leconte de Lisle, dans les pièces que recueilleront les Poèmes barbares, en 1862 ; La Légende des Nomes nous fait retrouver « le loup Fenris hérissant son échine » et Balder, fils d’Odin. Toutes les mythologies que nous avons rencontrées se rassemblent ici : la « mythologie des superstitions », chère à Nodier, avec Les Elfes, la mythologie ossianique, avec Le Barde de Temrah, cependant que, dans Le Massacre de Mona, Velléda semble revivre dans Uheldéda, « la prophétesse de Sein ». Mais la vierge celte est mise à mort par le « vengeur du Christ » ; le barde de Temrah et les Nomes périssent, victimes du christianisme, tout comme Hypatie, la martyre païenne, était tombée sous les coups du « vil Galiléen ». Avec plus de sérénité, le poème du Nazaréen place le Christ auprès de ses « Egaux antiques », Dieu comme eux et comme eux mortel… Une épopée de l’humanité se dessine, à laquelle ne manquent ni la Bible, ni l’Égypte, avec Néférou-Ra, ni même une Genèse polynésienne ; les religions se succèdent, se détruisent et disparaissent ; tout aboutit au néant, à la « divine Mort » qu’appellent le Dies irae qui clôt les Poèmes antiques et le Solvet seclum qui conclut les Poèmes barbares.
Dans sa fermeté, ce désespoir n’est impassible qu’en apparence ; quelques thèmes, quelques mythes personnels lui donnent son accent propre. Rêve de la force et exaltation d’Héraclès, nous le verrons ; nostalgie de l’île natale et heureuse (135) ; mythes de la révolte, surtout, avec Qaïn qui méritera d’être étudié à part ; hantise de la femme dévoratrice avec Ekhidna. Le poème d’Hylas (178), pourtant, semble chanter l’amour, mais c’est pour en marquer la puissance redoutable qui absorbe le jeune homme dans une sorte de néant :
Adieu sa mère en pleurs…
Et le grand Héraklès et Kolkhos et le monde !…
Il aime, et tout est oublié !
En fait, ce n’est pas à la séduction féminine des Nymphes qu’Hylas a succombé, mais à un vertige plus mystérieux. Les « Hydriades » de Leconte de Lisle ne sont ni les fées de Ronsard, ni les jeunes femmes libertines de Chénier ; elles sont, avec ses reflets, ses ondoiements, ses profondeurs, l’eau sous la forme féminine. L’amour qui entraîne Hylas dans « la source aux mortelles douceurs », c’est la fascination que la nature exerce sur l’homme le désir de s’absorber en elle, de rentrer dans son sein et de s’y fondre dans le vaste néant de l’inconscience… Nostalgie de l’île maternelle et chaleureuse, révolte virile, désir de la mort, en un mot, le bref effort de vivre entre les deux néants, tel serait peut-être le sens personnel que Leconte de Lisle n’a pas laissé de donner à ses mythes antiques, barbares et tragiques.