Parnasse, deux thèmes parnassiens : l'exil des dieux,Héraklès: les thèmes du parnasse
De Banville à Heredia, la poésie que nous appellerons parnassienne, par tradition et commodité, est toute tournée vers le passé, un passé qui ne débouche pas sur le présent et l’avenir, comme chez les romantiques, mais qui est mort : la Légende des siècles parnassienne, ce serait l’épopée d’André de Guerne ; elle s’intitule Les Siècles morts. Or, ce passé, c’était la vraie vie, la beauté et la force ; depuis sa disparition, c’est la mort qui règne à sa place. Ce sentiment s’exprime dans le thème de l’exil ou de la mort des dieux. Sans atteindre le pessimisme radical de Leconte de Lisle, il anime le recueil le plus hellénique de Théodore de Banville, Les Exilés, publié en 1867. La pièce la plus importante justifie le titre ; inspirée sans doute par La Malédiction de Cypris de Henri Heine, L’Exil des dieux montre les divinités de l’Olympe chassées par de nouveaux dieux et errant dans une forêt de Germanie. Cypris prédit son châtiment à l’homme, « vil meurtrier des dieux » ; la Nature, désormais, ne sera plus pour lui qu’« un grand spectre farouche »
Et la mer est muette, et la terre est muette,
Et rien ne te connaît dans le grand désert bleu
Des cieux, et le soleil de feu n’est plus un Dieu !
Il ne te voit plus, rien de ce qui vit, frissonne,
Respire ou resplendit, ne te connaît…
Le recueil de José-Maria de Heredia, Les Trophées (1893), s’ouvre par le sonnet de L’Oubli : les dieux sont morts et seule la nature conserve leur souvenir. Dans Les Médailles d’argile, en 1900, Henri de Régnier a consacré au thème illustré par Banville la pièce intitulée La Nuit des dieux ; Proserpine y conduit le poète dans « l’île silencieuse » où les dieux exilés restent muets et comme morts. Mais le poème initial affirme la survie de ces dieux antiques qui sont « tout le grand songe terrestre » : « ils sont nous divinement », ils sont
…le visage vivant […]
De toutes choses
En notre chair…
Dans La Cité des eaux, où une pièce reprend le mythe de la mort du Grand Pan, le poème L’Homme et les Dieux proclame que l’homme, soumettant l’univers à son désir vivant,
… a gardé dans ses yeux
Le pouvoir éternel de refaire des dieux.
Le sentiment parnassien de la mort est compensé par le culte de la force, essentiel dans le rêve hellénique de Leconte de Lisie. Ainsi s’explique la fortune d’Héraklès dans cette poésie. La Robe du Centaure, que Leconte de Lisie fait paraître dans La Phalange du second semestre de 1845, fait de la mort d’Hercule le symbole de la violence et de la fécondité des passions, un mythe fouriériste glorifiant les passions ! La robe empoisonnée du Centaure, dont Héraklès mourra, est dite
Tunique dévorante et manteau de victoire.
En effet, l’« antique justicier », le « glorieux lutteur », devient dieu par cette mort que lui a value l’amour ; à ces passions qui brûlent le héros, le jeune disciple de Fourier criait, reconnaissant :
Vous consumez un homme et vous faites un Dieu !
Il n’y a plus trace de fouriérisme dans le poème de L’Enfance d’Héraklès, paru dans la Revue française, en 1856, mais les derniers vers magnifient semblablement le héros et lui promettent la mort glorieuse :
Dors, Justicier futur, dompteur des anciens crimes,[…]
Toi que les pins d’Oita verront, bûcher sacré,
La chair vive, et l’esprit par l’angoisse épuré,
Laisser, pour être un Dieu, sur la cime enflammée,
Ta cendre et ta massue et la peau de Némée !
Dans la même revue, l’année suivante, l’Héraklès au taureau est une image saisissante de la force assurée en son immobilité. L’Héraklès solaire, publié par la Revue contemporaine, en 1862, accentue encore la louange du héros,
Le plus beau, le meilleur, l’aîné des Dieux propices !
Ici, la mort d’Héraklès sur le bûcher figure, conformément à la doctrine de Max Müller, le coucher du soleil ; « cette scène magnifique », comme l’expliquera plus tard Mallarmé, dans Les Dieux antiques, représente « la bataille du Soleil avec les nuages qui se rassemblent autour de lui comme de mortels ennemis, à son coucher. Comme il l’enfonce, les brumes ardentes l’étreignent et les vapeurs de pourpre se jettent par le ciel, ainsi que des ruisseaux de sang… ». Leconte de Lisie apostrophe ainsi son héros mourant :
Salut, Gloire-de-l’Air I Tu déchires en vain,
De tes poings convulsifs d’où ruisselle la flamme,
Les nuages sanglants de ton bûcher divin…
Cet Hercule solaire est celui de la série intitulée Hercule et les Centaures, dans Les Trophées. Dans le sonnet de Stymphale, le héros représente le soleil qui disperse les nuées que sont les oiseaux, en les criblant de ses flèches qui, « traits de feu », sont ses rayons ; solaire encore, sous le mufle léonin « hérissé de crins d’or », il chasse devant lui les Centaures, « fils de la Nuée », dans le sonnet qui reprend le récit du combat des Centaures et des Lapithes, en réservant la plus belle place au seul Hercule. Son second caractère, dans Les Trophées, c’est qu’il est un « monstrueux héros » ; sous 1’« horrible peau » de la « terreur de Némée », il apparaît mi-homme, mi-lion ; dans La Fuite des Centaures, son approche est signalée par « une odeur de lion » et « la farouche harde » recule devant
La gigantesque horreur de l’ombre herculéenne.
Solaire et léonin, l’Hercule de Heredia a un peu perdu de sa valeur de justicier et de « chasse-mal », comme disait Ronsard. Il la conserve chez Sully Prudhomme, dans le poème des Écuries d’Augias, où il représente l’homme d’action qui ne recule devant aucune tâche utile, fut-elle ignoble. Le poème d’Henri de Régnier, Le Bûcher d’Hercule, dans Les Médailles d’argile, est d’une application morale moins appuyée, mais on y peut goûter une assez jolie imagination. « L’angoisse divine et la sueur sacrée » qui empourprent la peau de lion dont est vêtu le héros, y font songer à la sueur de sang et rappellent l’Hercule chrétien ; l’Hercule solaire, aussi, apparaît quand meurt sur son bûcher,
Debout, un Dieu d’or rouge au fond du crépuscule !
Enfin, le poète s’inquiète à la pensée qu’après la mort du « divin Belluaire », les monstres reviendront infester la terre et il les voit renaître du brasier où, dirait-on, « l’Hydre lernéenne… dresse son corps ardent », et où
… Deux tisons
Deviennent tout à coup ces deux Serpents qui sont
Ceux même dont l’enfant, de ses mains réveillées,
Étouffait au berceau les gorges écaillées…
Dans La Cité des eaux, Henri de Régnier qui, dans Le Sanjj de Marsyas, a donné au satyre harmonieux les traits et l’allure de Mallarmé, représente, dans Funérailles, sous les traits d’Hercule, Victor Hugo ! Hugo s’était préparé une telle métamorphose lorsque, dans le poème sur la mort de Théophile Gautier, il avait, non sans songer à sa propre mort, écrit, en 1874, ces deux vers que Régnier a placés en épigraphe à Funérailles :
Oh ! Quel farouche bruit font dans le crépuscule
Les chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule !
Le bûcher allumé pour « ce nouvel Hercule » illumine l’humanité d’une flamme éternelle et, si le poète n’est pas nommé, à sa carrure herculéenne, on reconnaît bien le Maître :
Il a forcé les Sons, il a dompté les Mots,
et mérité le bûcher de l’immortalité par « ses Mille Travaux ».