Narcisse poète symboliste selon Gide et Saint-Georges de Bouhélier
Dans l’Antiquité, la légende de Narcisse nous est racontée par le seul Ovide, au chant III des Métamorphoses, selon des modèles alexandrins perdus. Elle illustre, une fois de plus, l’action de la némésis qui punit tout individu échappant à la loi commune : exceptionnel par sa beauté, Narcisse, aimé de tous et de toutes, n’aime personne ; il en sera puni par l’amour le plus extraordinaire qui soit : il tombe amoureux de sa propre image, aperçue dans l’eau d’une fontaine, et meurt de ‘cet amour impossible à satisfaire. Ovide, en brillant rhéteur, joue de toutes les formules qui peuvent exprimer l’étrangeté, le paradoxe d’un tel amour : « Roger anne rogem ?… Quod cupto mecum est ; inopem me copia fecit… » On ne saurait être plus éloigné de la richesse complexe des significations dont le mythe va se charger, dans notre littérature. Le récit d’Ovide a « charmé » les poètes du Moyen Age, dit Jean Frappier (154), qui cite le Lai de Narcissus, dans la seconde moitié du XII siècle, et, au commencement du XIVe, un passage de l’Ovide moralisé ; Narcisse figure « parmi les illustres victimes de l’amour si volontiers énumérés par les auteurs médiévaux ». Mais, dans le roman de la Rose, Guillaume de Lorris enrichit le mythe d’un allégorisme subtil, avec l’épisode de la Fontaine d’Amors ; bien auparavant, l’occitan Bernard de l’entadour avait donné au mythe un accent déjà moderne, quand, dans la Chanson de l’Alouette, l’amant se perd dans les yeux de celle qu’il aime et qui ne l’aimera jamais… Depuis, le mythe de Narcisse a été souvent absorbé par les mythes voisins d’Écho et des Nymphes des eaux, comme au début de l’Orphée de Tristan L’Hermite, ou par le thème du miroir liquide, comme dans Le Promenoir des deux amants, du même poète ; dans la lettre Sur l’ombre des arbres dans l’eau, que nous avons citée, Cyrano fait allusion à Narcisse ; cependant, s’exprimant dans les images de l’instabilité, de l’inconstance et de l’illusion, c’est un complexe de Narcisse qu’avec Gérard Genette (755), nous découvrons dans la mythologie baroque. C’est à ce complexe encore, plutôt qu’au mythe proprement dit, que se rapporte la pièce de Jean-Jacques Rousseau, Narcisse ou l’amant de lui-même. Citons aussi un poème de Malfilâtre et reconnaissons que la légende de Narcisse tient peu de place dans notre littérature, avant l’extrême fin du XIX siècle. Alors, elle apparaît comme le mythe symboliste par excellence. « Il n’est pas rare, en 1895, écrit Michel Décaudin (143), de voir comparer l’attitude du poète symboliste à celle de Narcisse. » Mais si la fortune du mythe est un fait d’époque, ce n’est pas davantage hasard s’il s’est trouvé séduire Rousseau, Gide et Valéry, c’est-à-dire, non sans des différences énormes, trois écrivains du moi. Roland Derche (172), après avoir indiqué les circonstances qui amenèrent Rousseau à écrire sa comédie, et les influences que révèle cette satire d’un petit-maître, insiste sur les résonances intimes que le mythe de Narcisse devait éveiller chez Jean-Jacques. De même, ce mythe ne pouvait se réduire, pour Gide, à une simple allégorie du poète et de la poésie symbolistes. C’est, sans doute, un Traité du Narcisse, qu’il a voulu écrire, soulignant, par le sous-titre, qu’il y fallait chercher une Théorie du Symbole (239-240). Mais le mythe inclinait lui-même à une double méditation : d’une part, sur le reflet, l’image – et les eaux calmes, formant miroir, inviteraient, selon Bachelard (3), à la contemplation esthétique : le reflet est semblable à la chose reflétée, mais, par le fait même de la refléter, il l’embellit ; la méditation portera, dès lors, sur la nature de la représentation, la valeur de l’image, le rôle du symbole ; d’autre part, identique et séparé, ce reflet de moi-même m’induit à la réflexion sur la conscience de soi et l’amour de soi. Or, au temps où paraît ce premier ouvrage de Gide, en 1891 et 1892, Barrés règne sur la jeunesse et enseigne le culte du moi. En décembre 1890, tandis que, depuis le mois de mai, il songe ou travaille à son Narcisse, Gide se rend à Montpellier, où il aura, avec Valéry, qui a alors achevé son Narcisse parle, un entretien fameux, sur la tombe vide de Narcissa Young, dans le Jardin botanique ; il avait emporté avec lui, pour le relire, le roman de Barrés, Sous l’œil des Barbares, qui est, selon l’auteur, « l’histoire d’une âme avec ses deux éléments, féminin et mâle », et où l’on rencontre des déclarations aussi profondément narcissiste que celle-ci : « J’aime parce qu’il me plaît d’aimer et c’est moi seul que j’aime, pour le parfum féminin de mon âme. » Comme tout conspire alors à la résurrection de Narcisse ! Mais cet androgynisme intime auquel conduit peut-être toute culture habile de soi renvoie encore à une tradition vénérable et, lorsque le Traité du Narcisse nous présente un Adam androgyne, il nous invite à remonter à Léon l’Hébreu, à Scot Érigène, à la Gnose. La leçon vaudrait pour tout mythe littéraire, à la fois, fait d’époque, emprunté à un fonds ancien et comme originel, et mythe personnel.
Jean Delay (238) rattache « l’erreur de Narcisse » à l’angélisme d’André Walter ; Narcisse est épris de sa propre âme, de son double embelli, et c’est le reflet de son âme ennoblie qu’André Walter aime en Emmanuèle. Comme Gide adolescent s’étudiait longuement dans le petit miroir hérité d’Anna Shackleton, maintes fois André Walter contemple son visage dans son miroir, à la quête de son âme, « le regard fouillant le regard » ; une de ses Poésies a reçu cette épigraphe :
Ton âme aimera son reflet dans les glaces ;
Elle croira qu’elle voit quelqu’un d’autre.
Gide-Walter a vécu le mythe de Narcisse avant de le mettre en traité.
Celui-ci s’ouvre par un bref préambule sur le caractère primitif, ou primordial et universel, du mythe ; puis Narcisse est en scène, dans la plus aride solitude :
Il n’y a plus de berge ni de source ; plus de métamorphose et plus de fleur mirée ;
– rien que le seul Narcisse, donc, qu’un Narcisse rêveur et s’isolant sur des grisailles.
Voilà bien le décor gidien d’avant le voyage en Afrique et la découverte des Nourritures terrestres : ces grisailles, ce sont les landes, les plaines atones et monotones, les polders des Poésies d’André Walter, que Gide compose précisément pendant l’été 1891 ; ce seront, en 1892, les paysages désolés du Voyage d’Urien, où chacun des voyageurs contemple « sa face agrandie » dans « le fleuve d’ennui ». Ce fleuve, qui coule dans les deux sens, ne laisse pas de rappeler, dans notre Traité, le fleuve du temps, qui est « un morne, un léthargique canal ». Et Narcisse est penché sur cette « eau terne », solitaire, en proie à l’ennui, comme Tityre parmi les marécages de Paludes. Car c’est la première originalité du mythe de Narcisse transformé par Gide – Narcisse s’ennuie ! Heureusement, il s’avise que le paysage, coloré, varié, se reflète dans le fleuve ; il « regarde émerveillé », non par sa propre beauté, qu’il ignore encore, mais par le monde qu’il découvre. Le passage incessant des images, l’écoulement de toutes choses l’inquiètent, cependant, et il « rêve au paradis ».
La seconde originalité de ce récit y est l’introduction d’Adam et de l’arbre Ygdrasil. Ce n’est pas par un goût nervalien du syncrétisme que Gide adjoint à la Fable la Bible et l’Edda. C’est qu’Adam, dans son paradis, est, comme Narcisse, « spectateur, et, comme lui, s’ennuie. Tellement qu’il fait un geste « – une dissonance, que diable ! » -, brise un rameau de « l’arbre logarithmique », et c’est la fissure irrémédiable. L’harmonie est perdue et Adam, androgyne, se dédouble. L’homme est, désormais, un être d’incomplétude et de désir, qui s’efforcera de retrouver le Paradis. Or le Poète sait refaire le Paradis ; il découvre l’archétype derrière l’apparence qui le manifeste et qui, ainsi, est un symbole : « tout ce qui paraît » est symbole pour le poète, qui traduit ces symboles dans l’œuvre d’art, « cristal » où refleurit l’idée. Narcisse représente ce poète – et c’est là le troisième trait propre au mythe gidien -, l’eau, miroir pur, figurant l’œuvre d’art, qui symbolise ou manifeste l’idée.
Ce spectacle qu’il contemple dans l’eau de la rivière – le monde comme représentation, selon Schopenhauer -, voici que, tout à la fin du récit, Narcisse s’en éprend, a vers lui un mouvement, se penche et ne voit plus alors que son visage. Mais il « se dit que le baiser est possible, – il ne faut pas désirer une image ; un geste pour la posséder la déchire ». Narcisse redevient le spectateur – mais apte à se transfigurer en contemplateur, en poète. Jean Delay voit en lui un esthète, qu’il oppose au jeune puritain André Walter, si inquiet de perfection morale. En fait, Gide n’a pas encore échappé à la morale ; il existe – et ce serait la quatrième originalité du mythe – une éthique de ce Narcisse « grave et religieux ». Dans ce récit, un passage surprend par une violente disparate : style de l’apocalypse, évocation de la Passion et du « Christ en agonie », instant tragique où la faute se consomme « toujours la même et qui reperd toujours le Paradis » ; cette faute consiste à se préférer : le seul devoir est de manifester, le seul péché de se préférer. Les règles de la morale et de l’esthétique sont donc les mêmes ; il reste à savoir ce qu’il faut manifester et, à cette date, Gide ne le sait pas encore vraiment. On dirait qu’il hésite à comprendre toute la leçon de Narcisse : que c’est soi qu’il convient de voir et de manifester.
C’est encore une théorie de la poésie qu’apporte le Discours sur la mort de Narcisse ou l’impérieuse métamorphose, publié par Saint-Georges de Bouhélier, en novembre 1895. On dirait d’une réplique au Traité du Narcisse et peut-être l’éloge du voyage qu’on y lit : quittez votre enclos, votre âme est « une voyageuse », suivez-là ! – répond-il au premier chapitre de Paludes, qui, paru en janvier dans la Revue blanche, présente l’œuvre comme « l’histoire de qui ne peut pas voyager » : Tityre se contente de son enclos… Le Narcisse de Saint-Georges de Bouhélier figure le poète symboliste, penché sur lui-même, indifférent aux nymphes, c’est-à-dire au paysage et à la vie de la nature ; en vain Écho chante et Diane s’élance à la chasse ; Narcisse subit la loi de l’Amour qui l’enchaîne à ce qu’il aime, à sa seule Ame, à une Ombre ; perdu en son propre mirage, il meurt. Alors, se produit la métamorphose : Narcisse se change en la fleur qui portera son nom et qui représente l’œuvre poétique selon l’école du naturisme, que fonde précisément Saint-Georges de Bouhélier. La fonction du poète est d’exprimer la nature, de la « transverber ». Pour ce faire, le poète doit se détacher de lui-même et diriger son amour vers le paysage. Narcisse s’écrie : « Ah ! [… ] Laisse-moi mourir ! je veux, tour à tour, être une herbe, un caillou blanc sous de souples eaux, cette feuille qui se crispe et éclate. – Ah ! ne restons plus au-dedans de nous, la nature a le droit de nous vaincre ! » Narcisse offre donc bien la figure idéale du Poète, si on comprend que sa leçon réside dans sa métamorphose, qui le fait mourir à lui-même pour renaître, parcelle parlante de la nature.