L'étiologie de la guerre
Immédiatement reconnaissable, du moins dans sa forme ouverte, la guerre est un phénomène complexe où entrent en compte de nombreux éléments hétérogènes. Clausewitz y reconnaissait « une étonnante trinité où l’on retrouve d’abord la violence originelle de son élément, la haine et l’animosité qu’il faut considérer comme une impulsion naturelle aveugle, puis le jeu des probabilités et du hasard qui font d’elle une libre activité de l’âme, et sa nature subordonnée d’instrument de la politique, par laquelle elle appartient à l’entendement pur ». Trois éléments, donc trois dimensions de sens : l’affectif, le rationnel et l’aléatoire.
La question des causes de la guerre est l’une des plus compliquées et des plus controversées qui soient. C’est une question centrale, aussi bien pour le philosophe que pour l’historien : expliquer, donc comprendre, c’est assigner des causes. Or, chercher une ou des causes, c’est présupposer qu’elle(s) existe(nt). On peut commencer par le contester de deux façons différentes.
Evoquer les causes de la guerre, c’est se représenter comme évidente l’hypothèse selon laquelle celle-ci n’existerait pas sans elles. Dans le cadre d’une vision cosmique – telle fut celle d’Hé- raclite – la guerre ne saurait avoir de cause puisqu’elle est la structure même du cosmos et du logos identifiés comme unissant les contraires. Dans le fragment LXVII, Héraclite appose le couple guerre/paix à d’autres comme jour/nuit, hiver/été, satiété/faim. Si la guerre est, comme le pense Héraclite, au fondement de toutes choses, cela pourrait induire l’idée qu’elle pourrait échapper en tant que principe explicatif à la rationalité explicative.
Une deuxième manière de récuser l’idée de cause de la guerre, et donc la légitimité de sa recherche, est de considérer la guerre comme un événement absurde. Dans Gargantua, Rabelais joue sur le contraste entre le caractère dérisoire de la dispute entre marchands de fouaces et les « grosses guerres » qui s’ensuivirent. Dans Les Voyages de Gulliver, Swift imagine les lilliputiens en train de guerroyer contre leurs voisins pour une question de façon de manger les œufs (en commençant par le gros ou par le petit bout). Selon cette optique critique, ironique, la guerre aurait moins des causes que des prétextes, et les occasions qui les déclenchent sont toujours ineptes. Une raison invoquée ne peut être, d’un point de vue pacifiste, qu’un prétexte, c’est-à-dire une raison de mauvaise foi. La raison critique n’aurait pas trop de mal à déceler sous les causes prétendues seulement des prétextes pour ceux qui font la guerre, et des justifications pour ceux qui prétendent l’expliquer.
Que penser de ces deux récusations ? L’argument métaphysique a l’inconvénient d’élargir la guerre aux dimensions de la nature, l’argument ironique, celui de la réduire à celles de la stupidité humaine. Peut-il avoir des faits sociaux absurdes, c’est- à-dire sans autre raison que de mauvaise foi ? Un événement, quelque insensé qu’il puisse paraître, peut-il échapper au principe de raison ? S’il y a bien eu des guerriers fous (l’Histoire n’est pas avare en exemples grotesques ou terrifiants), il est difficile d’admettre qu’il y ait eu des guerres folles, c’est-à-dire sans raison aucune. Le concept de cause est de ceux dont la pensée ne peut se dispenser. Il paraît difficile, voire impossible, de devoir renoncer à comprendre l’intolérable. Cela dit, l’idée de cause ne va pas de soi, elle implique quelque chose de mécanique et d’unilatéral qui a fort peu de probabilités de se rencontrer dans la complexité des affaires humaines. C’est pourquoi les termes de facteurs et de dimension lui seront préférés.
Pas moins de neuf types de causes ont été mis en avant pour expliquer les guerres. L’importance accordée à l’une ou à plusieurs d’entre elles aux dépens des autres signale à la fois une conception de l’homme et une philosophie de l’histoire.