Les recherches sur l'origine des fables,de Fontenelle à Dupuis et Saint-Martin
La mythologie occupe toujours une grande place dans la poésie lyrique, de Jean-Baptiste Rousseau à Ecouchard-Lebrun. Elle fait partie des études et le Dictionnaire abrégé de la Fable, publié par Chompré en 1727, connaît maintes rééditions ; c’est un succès immense que rencontrent aussi, à la fin du siècle, les Lettres à Emilie sur la mythologie ; dans une prose mêlée de vers et de galanteries, Demoustier y enseigne à une belle élève les légendes antiques. On continue à disserter sur le merveilleux, mais l’on est unanime à admirer La Henriade de Voltaire et ses allégories et, dans l’article « Merveilleux » qu’il a écrit pour l’Encyclopédie, Marmontel finit par conclure que le merveilleux est à peu près impossible dans la poésie moderne et doit se réduire « aux passions humaines personnifiées ». On s’intéresse, cependant, aux fables, mais c’est dans l’esprit qu’indique Fontenelle, au début de son court traité De l’origine des fables, publié en 1724 : comment « l’esprit humain » a-t-il pu produire un tel « amas de chimères, de rêveries et d’absurdités » ? On a, alors, recours à la psychologie classique du menteur et du crédule – et c’est la partie morte des études mythologiques au siècle des lumières. Mais en cherchant des causes plus spécifiques, Fontenelle découvre que les fables se justifient par l’époque où elles naquirent ; en partie au moins, elles représentent un effort de la raison pour rendre compte des faits, d’après le genre de causes que pouvaient concevoir des primitifs : ils rapportaient tout à l’action d’êtres semblables aux humains, mais beaucoup plus puissants ; la preuve en est que tous les primitifs, quel que soit le climat sous lequel ils vivent, inventent des fables qui se ressemblent ; on découvre ainsi « une conformité étonnante entre les fables des Américains et celles des Grecs ». Alors, Fontenelle apparaît comme un précurseur de la mythologie comparée et c’est bien l’histoire des religions qui s’apprête à naître, tout au cours de ce siècle. En 1724 encore, le P. Lafitau, missionnaire au Canada, publie un gros livre sur les Mœurs des sauvages amériquains comparées aux mœurs des premiers temps ; les croyances, cultes et légendes des Indiens s’y révèlent parents de ceux des Grecs et même des anciens Israélites, – ce qui conduit le jésuite à l’hypothèse d’une révélation primitive. Les études mythologiques empruntent dès lors deux directions. D’abord, on recherche les causes des erreurs, chimères et mensonges que constituent les fables. L’abbé Banier, suivi, dans l’Encyclopédie, par Jaucourt, à l’article « Fable », en énumère quinze ou seize sources, telles que « la fausse éloquence des Orateurs et la Vénité des Historiens », l’ignorance de la philosophie, de l’histoire ancienne, des langues, de la géographie, « l’envie d’avoir des dieux pour ancêtres » et, enfin, comme dit Jaucourt, un « prétendu commerce des dieux, imaginé à dessein de sauver l’honneur des dames qui avoient eu des faiblesses pour leurs amans… ». Pour l’abbé Pluche, il s’agit de comprendre comment l’humanité, issue de la famille de Noé et monothéiste, a pu passer à l’idolâtrie. La faute en est au Zodiaque, explique-t-il, en 1739, dans son Histoire du ciel : les figures du Zodiaque désignaient, d’abord, les activités propres à chacune des douze parties de l’année ; elles ont fourni la base de l’écriture symbolique ; quand on a remplacé celle-ci par l’écriture courante, on a perdu la clé de ces signes et l’on a imaginé les fables « pour avoir quelque chose à dire de ces figures dont on n’entendit plus le sens ». L’autre direction est celle du comparatisme. La comparaison peut conduire à l’idée d’une révélation primitive ou de la primauté de la Bible ; elle peut se transformer en arme antichrétienne et c’est ainsi que la thèse du « plagiat » est retournée contre la Bible par Voltaire : l’histoire de Moïse est une imitation de la légende arabe, puis grecque, de Bacchus. Pourvue ou non de cette portée polémique ou apologétique, la comparaison, comme l’a remarqué Jean Deshayes (101), vise toujours à assimiler, plus qu’à distinguer. Son objet est de retrouver la source première. Le xv siècle a eu la passion des origines ; pour comprendre et expliquer, il remonte aux premiers commencements. On cherche donc le « berceau » commun à toutes les fables, la Bible ou bien l’Egypte, qui connaît alors une grande faveur ; Nicolas Fréret, par exemple, fait dériver la légende et le culte de Bacchus de la légende et du culte d’Osiris ; dans l’Encyclopédie, l’article « Orphée » affirme que le fondateur des mystères grecs fut initié en Egypte ; le baron de Sainte-Croix doute de l’existence d’Orphée, dans ses Recherches historiques et critiques sur les mystères du paganisme, ouvrage très répandu parmi les francs-maçons, mais il rapproche encore les mystères de Bacchus-Dionysos de ceux d’Osiris ; en 1786, Rabaut-Saint-Étienne déclare : « La Mythologie grecque n’est au fond que la Mythologie égyptienne transformée. »Pour Voltaire, dans ses lettres chinoises, indiennes et tartares, le berceau se situe dans l’Inde ; c’est aux Indiens que les Juifs ont emprunté la fable de la chute des anges, c’est de l’Inde que vient le diable. Pour d’autres, comme Bailly et Delisle de Sales, tout nous est arrivé d’un peuple disparu, les Atlantes.
Selon Vico, les mythes étaient nés de l’imagination enfantine des hommes réduit à l’état de sauvagerie par le Déluge ; le penseur italien reste peu connu en France ,au XVIII siècle, où il eut, cependant un disciple-« hétérodoxe » dans l’encyclopédie Boulanger (100) ; dans L’Antiquité dévoilée par ses usages et l’article « Déluge», dans l’Encyclopédie, Boulanger retrouve dans les mythes le souvenir terrifié des « révolutions de la Nature », en particulier du Déluge, qui devient, chez lui, source unique, comme l’était le zodiaque, chez l’abbé Pluche. Il y aurait donc un fonds de vérité historique dans la mythologie ; c’est ce que pensent les évhéméristes, dont le système reste très répandu au XVIII siècle ; le principal représentant en est Antoine Banier. L’allégorisme, dont Fréret tempère sa doctrine évhémériste, est aussi en faveur ; ne permettait-il pas de ramener tous les mythes à une source unique? Pour dom Pernéty, la mythologie tout entière se réduit à une vaste allégorie alchimique. Dans les neuf volumes de son Monde primitif parus de 1773 à 1782, Court de Gébelin affirme que le « génie allégorique » est aussi naturel à l’homme que la parole ; les mythes sont des allégories se rapportant à l’agriculture : les douze travaux d’Hercule représentent « la distribution des Travaux de la Campagne pour chaque mois de l’année ». C’est l’astronomie qui est à l’origine de tous les cultes, selon Charles-François Dupuis, dont le livre, publié en 1795, connaîtra un succès durable : tous les mythes figurent, ici, des phénomènes astronomiques et la légende du Christ n’est, comme celles d’Osiris, de Bacchus et de Mithra, rien d’autre qu’un mythe solaire.
La pensée antichrétienne viendra s’armer, sous la Restauration, dans « l’arsenal de Dupuis », comme dit Sainte-Beuve ; Volney, qui aurait connu un ouvrage en manuscrit, avait avancé quelques idées analogues dans Les Unines, en 1791. Le siècle s’achève donc dans l’irréligion et l’on pourrait lui n piocher de n’avoir pas eu le souci du sentiment religieux qui fut à l’origine des mythes. Ce siècle, toutefois, finit aussi dans l’illuminisme et Claude de Saint-Martin aperçoit dans les mythes, un sens sérieux et profond ; dans son Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’Homme et l’Univers, il rejette le système de Court de Gébelin et revient à l’allégorisme moral et philosophique : la mythologie renferme « les vérités les plus importantes pour l’homme ». On pressent Creuzer, dont la Symbolique exaltera les imaginations du siècle romantique.