Au pays des utopies
Tandis que, d’un Orient reculé dans l’espace et le temps, arrivent merveilleux et mythes, le genre de l’odyssée philosophique (57) connaît son âge d’or. Cyrano de Bergerac est, ici, un précurseur (109) et nous avons cité, à son propos, Thomas More et Campanella ; il conviendrait de leur adjoindre Francis Bacon et sa New Atlantis, de rappeler le grand ancêtre, Platon, avec sa République et ses Lois, le Timée, le Critias, et l’Atlantide, et de faire sa place à Rabelais, dont l’abbaye de Thélème présente cette originalité précieuse d’exalter la liberté ; or, comme le remarque Verdun-L. Saulnier ( 78), « il est peu d’utopies du vouloir individuel ». L’influence de Rabelais, qui a lui-même subi celle de Thomas More, dans son Pantagruel, est visible dans l’Histoire du grand et admirable royaume d’Antangil, qui constitue, en 1616, la première utopie française avant Cyrano ; l’auteur en est, croit-on, un protestant, comme l’a été, pendant une partie de sa vie, Gabriel de Foigny, dont la Terre australe laisse encore apercevoir, en 1676, l’influence de Rabelais ; protestant aussi, Denis Virasse nous fait faire connaissance, peu après, avec un nouveau peuple, les Sévarambes. Puis, le Télémaque retrouve le mythe de l’âge d’or, avec la description de la Bétique, pays plus heureux peut-être et aussi vertueux que celui des Troglodytes, dans Les Lettres persanes ; avec le récit des réformes introduites par Mentor à Salente, Fénelon reprend le mythe de la cité idéale {213). L’année suivante, en 1700, Claude Gilbert raconte Y Histoire de Calejava ou de l’isle des hommes raisonnables ; Marivaux consacrera à L’île de la Raison une de ses pièces allégoriques et satiriques, celle des Petits Hommes, qui, comme la comédie de L’île des Esclaves et celle de La Colonie, située aussi dans une île, ressortit au genre que nous étudions ; N. Van Wijngaarden signale encore l’ouvrage d’un anonyme décrivant, en 1756, une Isle de la raison. En 1710, Tyssot de Patot narre les voyages de Jacques Massé et du cordelier Pierre de Mésange ; puis on découvre le Royaume des Féliciens et Y Empire de Cantahar, cependant que l’abbé Desfontaines, traducteur de Swift, imagine, pour le fils de Gulliver, de nouvelles aventures ; plus tard, ce sont le pays des Mezzoraniens, au-delà du Sahara, La République des philosophes, dans l’île des Ajaoiens, à nouveau des Terres australes ou une Isle inconnue. Morelly fait précéder son Code de la nature par le poème allégorique des Isles flottantes, ou Basiliade du célèbre Pilpai qui réunit le mythe oriental, le mythe de la cité idéale et celui de l’île. En 1760, la Giphantie de Tiphaigne de la Roche (lII) est un roman fantastique, qui combine la théorie des esprits élémentaires, héritée de Gabalis, avec la satire sociale et, oserait-on dire, la science-fiction, les génies possédant une sorte de radar et ayant inventé la reproduction photographique ; cinq ans plus tard, Tiphaigne raconte l’histoire des Galligènes, qui ont instauré dans leur île une société communiste et déiste, que menace, un instant, l’ennui… Robinson est un des grands mythes du siècle ; mais, parfois, les astres remplacent les îles, avec le Voyage de milord Céton dans les Sept Planètes et Micromégas; telle planète heureuse décrite par Sébastien Mercier répond aux îles fortunées, à l’otaïtisme dont Diderot fait ses délices dans le Supplément au voyage de Bougainville. Sébastien Mercier nous propose encore le voyage dans le futur, quand, en 1772, il décrit L’An 2440. Vers la fin du siècle, les Mégapatagons de Restif de la Bretonne, qui reprend le mythe des terres australes, annonce, par son sens cosmique, « les grandes utopies du XXe siècle », comme le note Raymond Ruyer (33), et, auparavant, avec ses planètes vivantes, fait pressentir l’utopie cosmique et socialiste du fouriérisme.
L’utopie (27-35, 50), qui se poursuit, en effet, au xix siècle avec La Ville des expiations de Ballanche, les divagations géniales de Charles Fourier et, en 1840, le Voyage en Icarie de Cabet, se distingue du mythe parce que, dit Ruyer, celui-ci est « subjectif », projetant sur le monde des complexes humains, tandis que l’utopie est un « jeu sur l’objet » ; elle conteste la réalité, principalement sociale et politique, sans verser tout entière dans l’imaginaire. A notre avis, l’utopie se rapproche cependant du mythe, dans la mesure où sa critique de la réalité ne s’adresse pas seulement à la raison : elle fascine la raison et l’imagination ensemble, et l’une par l’autre. Elle met aussi la pensée en liberté ; l’écrivain peut lancer toutes sortes d’idées qu’il n’est pas tenu de démontrer à la rigueur, auxquelles même il n’est pas obligé d’attacher une créance absolue ; telle est la fonction du mythe chez Platon ; il prend le relais de la pensée rigoureuse et de la démonstration et permet de risquer l’hypothèse. Le mythe est, comme l’utopie, une façon de penser qui joue avec la réalité et la vérité – niant la réalité et la dépassant, se proposant, un peu indistinctement, comme vrai ou comme probable ou comme possible ou comme souhaitable ; c’est la danse avec la vérité. Enfin, l’utopie est souvent un rêve, comme le signale Ruyer ; elle retrouve alors les grands mythes, tels que celui de l’âge d’or, à moins qu’elle ne transforme les hommes en dieux…