Le thème de Caïn
Il n’a pas encore été étudié comme celui de Prométhée, dans la littérature française et européenne. Indiquons rapidement que Maurice Scève, dans son Microcosme (77, 79), justifie Caïn, non point, à la manière romantique, pour sa révolte, mais dans la perspective de l’histoire humaine, pour avoir fondé la race active des caïnides qui peupleront la terre ; il va jusqu’à l’apostropher ainsi, dans le chant I :
Croy, héritier d’Adam, possédé l’univers
sous ce ciel envieux, qui t’a veu de travers.
Maugré ta cruauté ta puissante mesgnie
Peuplée se voirra croistre en gent infinie…
Notons ensuite, au XVIIIe siècle, la fortune du personnage d’Abel ; elle procède du poème en cinq chants de Gessner, La Mort d’Abel, qui connut un succès très vif, jusqu’à l’aube du romantisme : une traduction en 1809, deux en 1811, dont une en vers, par J.-L. Boucharlat, suivie du Jugement dernier imité de Young, puis, dans une réédition de 1818, d’un poème du traducteur sur Le Sacrifice d’Abraham ; en 1824 encore, le chevalier de Labiée en donne une traduction en vers libres, suivie de deux poèmes du traducteur, Tableau du Déluge et La Fin du Monde. L’histoire de Caïn et d’Abel fait partie de ces sujets bibliques que le préromantisme a légués au XIXe siècle. En 1765, l’abbé Jean-Louis Aubert avait publié une tragédie en trois actes intitulée La Mort d’Abel – et suivie d’un poème sur Le Vœu de Jephté ; la préface révèle les raisons du succès rencontré par le poème de Gessner ; le XVIIIe siècle y a goûté la simplicité naïve des mœurs primitives : le premier meurtre – et du premier berger, le primitivisme idyllique ne pouvait rêver mieux ! L’abbé Aubert fait donc agir Caïn, et prêcher et pleurer Adam – trois ans avant, on avait traduit la tragédie de Klopstock, La Mort d’Adam, où l’on s’enchantait semblable – ment de la simple nature en ces temps qui virent la première mort naturelle du premier homme – Eve, Abel et l’épouse de Caïn, Méhala, dont le rôle est fort attendrissant. Le 6 mars 1792, Legouvé, désireux de porter sur la scène française « la peinture de la touchante simplicité de la nature primitive », fait représenter, au Théâtre de la Nation, une Mort d’Abel, dont Alexandre Duval admirera la « couleur locale » ; Caïn y trouve quelques accents romantiques : il hait Dieu, ses parents et lui-même ; la beauté du jour naissant l’importune :
La sombre horreur des nuits plaît aux âmes chagrines,
déclare-t-il, et, quand Adam le menace de la colère de l’Eternel, il riposte :
Eh bien ! Qu’il tonne donc, je bénirai sa foudre.
Je suis si las du jour…
Je suis né de la femme ; en son flanc condamné,
J’ai puisé les fléaux du sang dont je suis né ;
Et des malheurs qu’à l’homme un dieu cruel apprête,
Le fardeau presque entier est tombé sur ma tête.
On ne fera, cependant, pas de Legouvé un précurseur de Byron ; c’est dans cette Mort d’Abel que se trouve le vers fameux qui en définit le ton :
Un frère est un ami donné par la nature.
Avec le romantisme et le Mystère de Byron, trois actes parus à la fin de 1821, traduits par Amédée Pichot dès 1822, l’intérêt passe d’Abel, victime insignifiante, à Caïn, qui accuse Dieu d’être l’auteur du mal. Le personnage mythique de Caïn naît alors, grâce à cette signification nouvelle et moderne. Le succès fut à la mesure du choc produit. En 1823, Fabre d’Olivet traduit la pièce de Byron, en la faisant suivre de remarques où il s’efforce de défendre la Providence ; Abel, explique-t-il, représente les hommes providentiels, c’est- à-dire soumis à la Providence, Caïn représente les volitifs. De même, dans La Ville des expiations, Ballanche partage l’espèce humaine en deux grandes familles, celle d’Abel et celle de Caïn, et il prédit leur réconciliation par le christianisme et grâce à l’expiation : Caïn dut tuer pour fonder la première ville, Hénochia, mais la Ville des Expiations n’a pas un meurtrier pour fondateur, car, par l’effet de la Rédemption, il n’est plus besoin de supplier par le san¿. L’Abel et le Caïn de Fabre d’Olivet et de Ballanche s’intègrent à des systèmes occultistes où ils revêtent des significations compliquées. Mais le thème des deux races, simplifié, s’impose. « Il y a la postérité de Caïn et celle d’Abel », écrivait Lucien de Rubempré, à la fin de la troisième partie de Splendeurs et misères des courtisanes, précisant : « Caïn, dans le grand drame de l’Humanité, c’est l’opposition. » En mai 1849, au Vaudeville, une parodie intitulée L’Ane à Baptiste, ou le Berceau du Socialisme, fait d’Abel le premier des modérés, Caïn étant le premier des socialistes, dont Prométhée sera le second ! Puis, le poème de Baudelaire, Abel et Caïn, oppose âprement les deux races, condamne la race méprisable d’Abel, qui chauffe son ventre au foyer patriarcal, exalte celle de Caïn, « cœur qui brûle », et prédit son triomphe :
Race de Caïn, au ciel monte
Et sur la terre jette Dieu !
C’est ce Caïn révolté qu’invoque l’Antéros de Gérard de Nerval :
Oui, je suis de ceux-là qu’inspire le Vengeur, […]
Sous la pâleur d’Abel, hélas l’ensanglantée,
J’ai parfois de Caïn l’implacable rougeur !
Et, si Antéros est grec, sa mère est Amalécyte, nom que les Musulmans donnent aux Géants de la Bible dont le séjour favori aurait été la ville fondée par Caïn (237)… Michelet, à son tour, se range du côté de Caïn, dans la Bible de l’humanité, pour dénoncer l’injustice propre au Dieu des Juifs, qui « choisit l’oisif Abel contre le travailleur Caïn » ; voici Caïn enrôlé dans les milices de l’anticléricalisme. Mais, comme Albert Camus le remarque, non sans un humour profond, dans L’Homme révolté : « Dans la mesure où la race de Caïn a triomphé de plus en plus, au long des siècles, il est possible de dire ainsi que le Dieu de l’Ancien Testament a connu une fortune inespérée. » Aussi bien est-ce que, précise-t-il, « l’histoire de la Révolte est, dans le monde occidental, inséparable de celle du christianisme. […] C’est au dieu personnel que la révolte peut demander personnellement des comptes. […] L’histoire de la révolte, telle que nous la vivons aujourd’hui, est bien plus celle des enfants de Caïn que des disciples de Prométhée. » Il semblerait, au moins, que Caïn puisse mieux incarner la révolte individuelle, et Prométhée, la révolution qui se propose de bâtir une société libérée par la science… Mais Leconte de Lisle n’a pas laissé de donner à son Caïn une valeur générale et positive et de le charger de représenter, l’humanité prenant en main ses destinées. Il est vrai encore que, mieux que le Fratricide, Satan est apte à figurer le Mal et son principe même. C’est pourquoi le mythe de Caïn pardonné n’apparaît que dans la mouvance du mythe de la fin de Satan et sans en atteindre jamais l’ampleur. Dans Le Consolateur, qui sert de prologue à la deuxième partie de La Mère de Dieu, l’abbé Constant a imaginé une fin de Caïn, par la grâce de la Femme. Eve empêche l’ange de la mort de frapper Caïn qui comparaît devant Dieu ; puis, Abel devient le Christ, Eve, la Vierge Marie, et Lucifer, l’ange de lumière, emprunte les traits de Caïn régénéré. Dans la deuxième partie de l’épopée, Le Dernier Jugement, avant l’épisode de la fin ^ de Satan que l’on connaît, Caïn incarne « les révolutionnaires » ; amené ~ devant le Christ, il s’écrie, à sa vue : « Abel ! Abel ! pardonne-moi » ; le Christ le console par cette prédiction : « Le mal est le frère aîné du bien, et la femme les réconciliera, lorsqu’elle changera le mal en bien par une effusion de son с cœur. » A la rédemption du Fratricide, Flugo n’a consacré que quelques vers ; S l’Ange du poème Dieu interpelle ainsi le voyant, soupçonné de douter de S l’immensité de la miséricorde divine :
Qui te dit
Que, le jour où la mort enfin te fera naître,
Tu ne verras pas, homme, au seuil des deux paraîtres
Un archange plus grand et plus éblouissant
Et plus beau que celui qui te parle à présent,
Ayant des fleurs soleils, des astres étincelles,
Et tous les diamants du gouffre sur ses ailes,
Qui viendra vers toi, pur, auguste, doux, serein,
Calme, et qui te dira : C’est moi qui fus Caïn ?
Certes, à Hugo encore, on doit le seul mythe de Caïn que nous offre notre littérature, en dehors du grand poème de Leconte de Lisie. Mais ce poème de La Conscience, destiné d’abord aux Châtiments, puis placé dans La Légende des siècles, se situe en dehors du thème de la révolte. Il devait, à l’origine, appuyer l’idée, fondamentale dans les Châtiments, qu’après la victoire prochaine de la République, il ne faudrait pas punir Napoléon III par la mort : qu’il soit seulement maudit et abandonné au châtiment de Dieu, est- il demandé dans le poème Sacer esto, dont les derniers vers montrent le coupable fuyant, « cherchant les lieux profonds », partout épargné et banni :
Peuples, écartez-vous ! Cet homme porte un signe ;
Laissez passer Caïn ! il appartient à Dieu.
On sait qu’en le chassant, Jéhovah avait marqué Caïn d’un signe au front, afin que les peuples ne tuassent pas l’errant. Le poème de La Conscience, qui figure toujours le châtiment de Louis-Napoléon, évoque cette fuite et la punition par la seule conscience. La psychanalyse dégage toute la puissance de ce mythe de la conscience ou du surmoi, qui orchestre les motifs primordiaux et troublants de la fuite devant le père, de la claustration, en position quasi fœtale, dans le souterrain voûté, et, surtout, de l’œil. Il y a plus de matière mythique originale ou originelle dans les soixante-huit vers de La Conscience que dans les quatre cent cinquante vers du Qaïn de Leconte de Lisie.