Le Surréalisme en quête d'une mythologie moderne
Gérard de Nerval déclarait, dans Aurélia : « Je crois que l’imagination humaine n’a rien inventé qui ne soit vrai, dans ce monde ou dans les autres. » Peu après, dans le Salon de 1859, Baudelaire exaltait l’imagination, « reine des facultés » et moyen souverain de connaissance et de découverte. « L’imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai. Elle est positivement apparentée avec l’infini. » En 1864, dans le William Shakespeare, Victor Hugo répétait : « L’imagination est profondeur. Aucune faculté de l’esprit ne s’enfonce et ne creuse plus que l’imagination. C’est la grande plongeuse. La science arrivée aux derniers abîmes la rencontre… » Ces exhortations à faire confiance à l’imagination pour découvrir une vérité plus profonde, on dirait qu’elles trouvent leur aboutissement, en 1924, dans le Manifeste du Surréalisme, quand André Breton accorde les pleins pouvoirs à l’imagination, jusqu’à la folie inclusivement : « Ce n’est pas la crainte de la folie qui nous forcera à laisser en berne le drapeau de l’imagination », affirme-t-il, après avoir proclamé : « la seule imagination me rend compte de ce qui peut être » et c’est assez « pour que je m’abandonne à elle sans crainte de me tromper ». Source de vérité, elle est encore le principe de toute beauté et Breton tranche : « Le merveilleux est toujours beau, n’importe quel merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau. » Il donnait comme exemple de merveilleux le roman noir de Lewis, Le Moine. Reprenant cet exemple dans La Clé des champs, il parle, cette fois, non de merveilleux, mais, de façon assez synonyme, de fantastique, précisant que « c’est seulement à l’approche du fantastique, en ce point où la raison humaine perd son contrôle, qu’a toutes chances de se traduire l’émotion la plus profonde de l’être, émotion inapte à se projeter dans le cadre du monde réel et qui n’a d’autre issue, dans sa précipitation même, que de répondre à la sollicitation éternelle des symboles et des mythes ». Puis, il interprète le fantastique ou merveilleux dans le roman noir, avec l’aide de Freud, et il y découvre en action les instincts fondamentaux qui ont nom Bros et Thanatos. La psychanalyse permet, en effet, de rendre compte de ces « rapprochements soudains », « pétrifiantes coïncidences », prémonitions et divinations, qui, dans un cadre moderne, constituent le merveilleux ou le fantastique de Nadja ; dans Les Vases communicants, en particulier, Breton soutient que la psychanalyse est capable d’épuiser le contenu onirique ; si le rapport entre « la conscience objective des réalités et leur développement interne » « peut passer pour magique », c’est seulement parce qu’il « consiste dans l’action inconsciente, immédiate, de l’interne sur l’externe ». Mais d’autres fois, comme dans Arcane 17, Breton semble admettre une réalité supranaturelle dont l’esprit humain subit les révélations et il glisse, de la psychanalyse, au métapsychisme et à l’occultisme. Plus profondément, si l’œuvre de Breton laisse apparaître cette hésitation et oscillation entre les deux pôles d’une interprétation que l’on pourrait dire matérialiste, grâce à Freud, et d’une croyance à la réalité objective, suprahumaine du merveilleux, c’est qu’il est difficile de tenir la position surréaliste pure. Le domaine où se produit le merveilleux surréaliste est cette frontière instable du subjectif et de l’objectif, ce tissu perméable qui sépare et met en contact le moi et le monde, moi et autrui ; sur cette frange se produisent des échanges, dont beaucoup demeurent secrets, à demi-conscients, troublants ; on dirait d’une contrebande grâce à laquelle la frontière s’abolit, le moi et le monde se confondent ou, au moins, vont à la rencontre l’un de l’autre. Quand se produisent ces rencontres inopinées, bouleversantes, du subjectif et de l’objectif, alors jaillit la « beauté convulsive », que L’Amour fou définit, en 1937, comme « érotique-voilée » – et ce caractère nous renvoie à Freud, la beauté et le merveilleux ne nous émouvant que parce qu’ils sont, toujours, de nature sexuelle et ébranlent, en nous, la libido -, « explosante fixe » – et ceci définit le caractère dialectique de la beauté (avec Freud, Hegel est le philosophe qui hante le surréalisme) : la beauté, le merveilleux sont toujours mis en présence des contraires, dont l’unité ne se révèle que dans l’éclair déchirant provoqué par un tel rapprochement – « magique circonstancielle » – et tel est le propre du merveilleux surréaliste : il naît de n’importe quelle circonstance de la vie quotidienne : une femme croisée dans la rue, tel objet trouvé au marché aux puces, etc., qui nous semble magique tant que nous ne l’avons pas élucidée ; à ce « magique circonstanciel » s’applique la définition que L’Amour fou donne du hasard, comme « forme de manifestation de la nécessité extérieure qui se fraie un chemin dans l’inconscient humain ». Au hasard des rues et de la grande ville, le merveilleux surgit de la rencontre et des échanges entre le monde extérieur et les pulsions de l’inconscient humain.
On le voit, il ne convient pas de ramener l’histoire de Nadja, que Breton publie en 1928, au schéma du fantastique tel qu’on le découvre par exemple dans La Vénus d’Ille, de Mérimée : intrusion du mystère dans la vie quotidienne ; deux solutions possibles : admettre le surnaturel – et le récit nous pousse vers cette solution ; expliquer ces faits mystérieux par une cause naturelle, telle que la vengeance du muletier – et le récit ne nous interdit pas cette issue. On pourrait donner de Nadja ce résumé : Breton fait la rencontre d’une femme, qui est, sans doute, une prostituée et qui est atteinte de folie ; il se laisse troubler par son délire ; sans s’en rendre compte, tous deux organisent rencontres surprenantes, prémonitions et divinations, hallucinations, etc., de sorte que Nadja, avant d’être internée, devient un personnage mythique, « quelque chose comme un de ces esprits de l’air que certaines pratiques de magie permettent momentanément de s’attacher, mais qu’il ne saurait être question de se soumettre », ou, encore, la fée Mélusine. Ramener l’œuvre à ce schéma serait la trahir. Breton, qui ne veut être, ici, que le « témoin hagard » de certains faits, ne nous interdit aucune interprétation, aucune tentative d’explication de ce magique circonstanciel, mais l’attitude qu’il requiert de nous rend secondaire l’interprétation : nous devons nous mettre en état d’accueillir les signaux qui se produisent. Quant à les localiser ou traduire, ce sera pour une autre fois et, dans cette œuvre, d’une importance moindre. L’essentiel, ici, est de se bien placer sur le terrain propre à Nadja et de ne point quitter cette zone mouvante (« le cœur humain, beau comme un sismographe »), où, dans la convulsion, qui est la dialectique des contraires vécue, le subjectif et l’objectif entrent en contact et fusionnent le temps de l’éclair, du signal. Telle est l’inquiétante, l’instable Merveille qu’à travers toute son œuvre Breton a pourchassée. Ce merveilleux, à la fois psychique et objectif, donne-t-il naissance à des mythes ? Louis Aragon, en tout cas, a consacré, en 1926, Le Paysan de Paris – qui, avec Nadja, est le chef-d’œuvre du surréalisme – à la recherche d’une « mythologie moderne ». Ces « mythes nouveaux » qui « naissent sous chacun de nos pas », cette « mythologie » qui, grâce au « sentiment du merveilleux quotidien », « se noue et se dénoue » au fil des promenades du rêveur, gardons-nous de les réduire au pittoresque insolite de la grande ville. La mythologie du Passade de l’Opéra résulte d’une sorte de dépôt de « notre matière mentale » dans ces lieux hantés par les foules humaines ; l’inconscient humain a contaminé de tels lieux et se laisse solliciter et évoquer par eux : « Là où se poursuit l’activité la plus équivoque des vivants l’inanimé prend parfois un reflet de leurs plus secrets mobiles : nos cités sont ainsi peuplées de sphinx méconnus qui n’arrêtent pas le passant rêveur, s’il ne tourne vers eux sa distraction méditative, qui ne lui posent pas de questions mortelles. Mais s’il sait les deviner, ce sage, alors, que lui les interroge, ce sont ses propres abîmes que grâce à ces monstres sans figure il va de nouveau sonde. » Ces mythes ne sont pas exclusivement urbains ; il existe des « mythes naturels modernes », comme Aragon le montre dans le chapitre intitulé Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont. C’est une nature fort urbaine, il est vrai, que nous offre ce parc coupé par le chemin de fer de ceinture et hanté par tant de couples amoureux : là, s’« est niché l’inconscient de la ville » et, dans la nuit des Buttes-Chaumont, c’est lui-même que l’homme retrouve, ce sont ses hantises et sa libido tout entière que lui révèlent ces lieux ; Aragon aboutit ainsi à cette formule frappante : « La nature est mon inconscient. » Comme les mythes antiques, c’est à cet inconscient manifesté par les formes et forces extérieures que s’alimentent les mythes modernes ; seules ont changé les formes extérieures, comme Aragon l’indique admirablement :
La nuit de nos villes ne ressemble plus à cette clameur des chiens des ténèbres latines, ni à la chauve-souris du Moyen Âge, ni à cette image des douleurs qui est la nuit de la Renaissance. C’est un monstre immense de tôle, percé mille fois de couteaux. Le sang de la nuit moderne est une lumière chantante. Des tatouages elle porte des tatouages mobiles sur son sein, la nuit. Elle a des bigoudis d’étincelles, et là où les fumées finissent de mourir, des hommes sont montés sur des astres glissants. La nuit a des sifflets et des lacs de lueurs…
Mais, à travers « le vertige du moderne », la même vérité se fraie son chemin aux limites de la subjectivité et de l’objectivité, du moi et du monde extérieur. « L’homme et plein de dieux » et le promeneur, « sollicité d’intégrer […] l’infini sous les apparences finies de l’univers », prend conscience que « le propre de sa pensée » est « un mécanisme en tout point analogue à la genèse mythique ». La mythologie moderne est la forme actuelle de la mythologie éternelle par laquelle l’homme confronte ses obsessions aux images que lui fournit l’univers et se découvre dans l’univers ; Aragon est ainsi amené à proclamer que « le mythe est avant tout une réalité, et une nécessité de l’esprit, qu’il est le chemin de la conscience, son tapis roulant ».