Le merveilleux biblique; la création mythologique dans "les Tragiques"
Cette synthèse entre la mythologie païenne et la foi chrétienne n’allait pas sans difficultés dont on perçoit la trace chez Ronsard lui-même, qui, ayant décrit les enfers païens dans l’Hymne de la Mort, s’écrie tout soudain :
…ha, pour Dieu ! te souvienne
Que ton âme n’est pas payenne, mais chrétienne…
Jusqu’ici nous avons assisté à un effort multiple pour intégrer la mythologie antique à la réalité vivante du siècle et lui donner, en quelque mesure, sinon force de vérité, au moins une certaine véracité. Avec les progrès de la Reforme, un mouvement inverse se dessine, pour condamner la fable et lui préférer une mythologie vraie, celle qu’offre la Bible.Déjà Clément Marot, présentant à François sa traduction des Psaumes, opposait la vérité du lyrisme biblique aux mensonges des fables antiques. Vers 1552, du Bellay écrit un Hymne chrétien, une Lyre chrétienne, une Monomachie de David et Goliath. Jodelle, dans une ode à Nicolas Denisot, dénonce la fausseté mythologique et exalte la vérité chrétienne. Cependant que la tragédie chrétienne se développe, d’abord sous l’influence des protestants, Théodore de Bèze et Jean de La Taille, les guerres de religion font sentir le besoin d’une poésie « vraie jusque dans ses mythes », comme le dit H.Weber, et l’attaque contre les fables païennes s’accentue :
Laissés donq, mes amis, ces fables surannées,
s’écrie du Bartas dans son Uranie. A la fin du siècle, Vauquelin de la Fresnay admet, dans son Art poétique, la nécessité et la supériorité d’un merveilleux chrétien. La Genèse inspire à Maurice Scève son ample poème du Microcosme (77, 79), publié en 1562. Le livre premier nous conduit de la création au meurtre d’Abel ; le Sommeil vient alors, dans le livre second, consoler Adam par un songe prophétique qui dévoile au premier homme les destinées des Caïnides. le « peuple Nembrottique » construit la tour de Babel et son roi règne sur de « membrus Titans » et « desmesurés Geans » : Scève a saisi l’occasion de marquer l’accord de la Bible et de la Fable sur ces géants antédiluviens ; on assiste au progrès de l’humanité qui conquiert la terre, de l’Orient à la Gaule ; le livre se termine par l’évocation d’Orphée, Adam se réveille et, au « livre tiers », enseigne à Eve l’astronomie ; il prédit la venue du Christ qui réunira le microcosme humain au macrocosme. Scève n’a point hésité à mêler à son épopée biblique quelques déités païennes ; la Mort, compagne du Démon dans la séduction d’Eve et d’Adam, est aussi nommée Atropos et la Parque ; le Sommeil, au livre second, s’appelle « Morfee ». L’intérêt profond de l’œuvre réside dans le tait qu’elle est une véritable épopée du progrès humain : n’y pourrait-on voir notre première épopée de l’humanité ? À la tradition de l’homme-microcosme, le poète unit celle de l’homme, collaborateur de Dieu, continuant et achevant sa création sur terre ; Adam est, à ses yeux, l’éducateur du genre humain, qu’il fonde et à qui il enseigne l’agriculture et les arts ; il est « grand mage », « grand laboureur », « grand ouvrier » et « grand générateur ».Avec A.-M. Schmidt (79), nous verrions volontiers, dans Le Microcosme de Maurice Scève, un véritable « mythe d’Adam ».
Le sujet de La Semaine est également emprunté à la Genèse, puisque du Bartas y raconte la création du monde. Pourtant, on y rencontre Flore, Amphitrite, Mars, Vénus, Vulcain, Jupiter, Pluton ; du Bartas s’en excuse dans son Advertissement au Lecteur, en expliquant qu’il n’a usé de ces noms que « par Metonymie » et que « la Poésie est de si long temps saisie de ces termes fabuleux qu’il est impossible de l’en deposseder que pié à pié ». Peut- être s’étonnera-t-on de voir l’épopée de la création s’ouvrir par cette invocation à Dieu :
Toy, qui guides le cours du Ciel porte-flambeaux,
Qui vray Neptune tiens le moite frein des eaux,
Qui fais trembler la terre, et de qui la parole
Serre et lasche la bride aux postillons d’Aeole…
Mais le commentateur de du Bartas, dans l’édition in-folio de 1610-1611, justifie son poète en alléguant que « les anciens ont appelé Dieux divers effects de nature, ou des estoilles, ou de Dieu mesme », ainsi que l’ont montré « Giraldus », « Noël des Comtes » et « Vincent Cartari »… Dans cette genèse, on trouve donc :
Mercure eschelle-Ciel, invent’art, ayme-lyre,
mais les anges n’y jouent à peu près aucun rôle, non plus que dans La Seconde Semaine, qui, imitée du Microcosme, raconte l’histoire du monde, d’Adam à la destruction de Babel et, prophétiquement, jusqu’à la découverte de l’Amérique ; lors de la chute d’Adam, les « Ministres de Satan » sont les Furies, Tisiphone, Mégère, Alecton. La mythologie encombre encore les Discours de Ronsard, où elle ne répond pas « à la nouveauté et à l’actualité de l’inspiration », comme le remarque H. Weber. Dans ces poèmes vibrants que lui inspiraient les guerres de religion, Ronsard a usé, cependant, d’une forme de merveilleux non mythologique, grâce aux allégories et prosopopées, en particulier la belle personnification de la France malheureuse, dans la Continuation du Discours. Le merveilleux allégorique connaîtra une longue carrière dans notre poésie et il joue un rôle important dans l’autre grande œuvre inspirée par les guerres religieuses, Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné (82), qui ne devaient paraître qu’en 1616. Le merveilleux chrétien s’y déploie surtout dans le livre V, Les Fers ; à la fin du livre précédent, Les Feux, Dieu, qui a assisté au supplice de nés fidèles, quitte la terre avec colère et le livre suivant nous le montre au ciel, entouré de ses anges, parmi lesquels s’est glissé Satan ; démasqué, le démon réussit ¿1 obtenir la permission de tenter à nouveau les fidèles et se précipite vers la terre où il s’incarnera dans la personne de Catherine de Médicis et de ses conseillers. Les anges décident de représenter les guerres de religion et leurs atrocités en tableaux peints dans le ciel. L’invention sent l’artifice, mais la foi sauve ce merveilleux fondé sur la lutte de Dieu et de Satan, et le récit de la fin du monde et du Jugement dernier, dans le dernier livre, est demeuré fameux, tant par le réalisme fantastique avec lequel le poète décrit les corps s’animant dans la terre et les eaux que par son ampleur cosmique. C’est que l’imagination de d’Aubigné trouve son climat naturel dans la vision apocalyptique. On admirera sa force dans telle apparition divine, au livre III :
Dieu se lève en courroux et au travers des cieux
Perça, passa son chef ; à l’esclair de ses yeux
Les cieux se sont fendus ; tremblans, suans de crainte,
Les hauts monts ont croullé ; cette Magesté saincte
Paraissant fit trembler les simples éléments,
Et du monde esbranla les stables fondements.
Le tonnerre grondant frappa cent fois la nue ;
Tout s’enfuit, tout s’estonne, et gémit à sa veue ;
Les rois espouvantez laissent choir, palissans,
De leurs sanglantes mains les sceptres rougissans.
C’est la première fois qu’un poète français s’élève à cette puissance biblique ; puis, il faudra attendre Victor Hugo… Reprenant, à l’occasion, des mythes anciens, en les appropriant à son sujet, d’Aubigné use largement aussi de la personnification. Au début de La. Chambre dorée, la Justice va se plaindre auprès de Dieu, dans un épisode où H. Weber décèle des souvenirs d’Hésiode fondus avec ceux de la Genèse, des Psaumes, de l’Apocalypse. À la fin du livre V, le sang charrié par les fleuves réveille l’Océan qui s’émeut et s’indigne et, dans Le jugement, les éléments accusent les bourreaux catholiques de les avoir souillés et l’on songe au poème III, XV des Châtiments, où le Vent, la Terre et la Mer se plaignent semblablement. Une vie et un réalisme saisissants Animent l’allégorie de la France allaitant ses deux enfants- le catholique et le protestant qui, dans leur lutte, la déchirent et l’ensanglantent. Puis, tout au long de l’épopée, abondent ces « personnifications fugitives », qui sont un nouveau trait commun à d’Aubigné et à Hugo. C’est que, dans Les Tragiques comme dans les Châtiments, on assiste à la conjonction d’un événement historique dramatique, d’une conviction religieuse et politique qui permet d’y prendre part et parti sans hésitation, d’une culture biblique intimement assimilée, au niveau de la participation à l’état d’esprit prophétique et visionnaire, et, enfin, d’une imagination naturellement douée pour la personnification concrète et grandiose. Dans Les Tragiques, le merveilleux se transforme en une originale création mythologique.