La mythologie ,langage de la poésie dynastique et de la poésie amoureuse.Le thème de Diane
Quand, dans Les illustrations de Gaule, Lemaire appelle Marguerite d’Autriche « une autre Pallas », il inaugure un usage qui va prendre l’extension la plus vaste. Avec Ronsard, la cour de Henri II devint un Olympe terrestre ; le roi et représenté en Jupiter, la reine en Junon, le duc de Guise sera Mars, le cardinal de guise, Mercure. En 1555, l’hymne d’Henri II affirme même l’infériorité du Jupiter terrestre qui règne en France. Or, cette poésie monarchique n’est point si froide qu’on l’a prétendu ; un sentiment qu’on oserait dire patriotique et qui, on s’en doute, est tout dynastique, anime ces flatteries. Puis, les arts plastiques viennent en renfort ; dans cette même année 1555, un plat de Léonard Limousin représente le banquet des dieux avec Jupiter et Junon sous les traits de Henri II et de Catherine de Médicis. Pour confirmer encore ces assimilations, les mascarades qui accompagnent les entrées royales dans les grandes villes font un usage constant de la mythologie : pour les fêtes de Bar-le-Duc, en 1564, Ronsard fait collaborer les quatre éléments, le Soleil, la Lune et Jupiter à la glorification de Charles IX, auquel le roi des dieux, se réservant seulement le ciel et le tonnerre, abandonne l’empire de la terre. Les fêtes de cour et les cartels composés à leur occasion contribuent encore à cet universel travestissement mythologique, tout en mêlant à l’Antiquité le Moyen Âge chevaleresque de l’Amadis de Gaule. Il en résulte un véritable fait de civilisation dont Victor Hugo s’est avisé le premier, peut-être, et qu’en tout cas il a décrit mieux que quiconque : « La Renaissance a donné à l’Europe pendant trois siècles la folie payenne », écrit-il dans Promontorium somnii ; « en France il y avait une sorte d’Olympe gaulois » et Elisabeth d’Angleterre eut « son Parnasse et son Olympe ». Or le poète savait, lui, qu’on ne se travestit pas impunément. La poésie, les beaux-arts, les fêtes avaient créé « une sorte de civilisation mythologique, galante et bergère ». C’est surtout au siècle suivant que la pastorale domine la mascarade mythologique. Au XVIe siècle, l’exemple le plus frappant île cette résurgence de la mythologie dans la vie, de la conjonction de la mythologie et de l’histoire, est fourni par la fortune du thème de Diane liée . la laveur de Diane de Poitiers. Françoise Bardon (50) a étudié cette résurrection de la déesse grâce à la favorite, dans l’art, d’abord, au château de fontainebleau et, plus encore, au château d’Anet, construit pour la duchesse de Valentinois. La belle et durable maîtresse de François Ier et de Henri II devient, à la fois, Diane chasseresse (et chaste), Vénus et Minerve conseillère.Les poètes se joignent aux artistes et, en 1559, une ode d’Olivier de Magny compare avec minutie les deux Diane, pour faire éclater, sur tous les points, la supériorité de la nouvelle Diane. La passion de la noblesse française pour la chasse nourrit de vie quotidienne cette mythologie, qui, en même temps, gagne la poésie amoureuse.
Louer Diane de Poitiers, ce n’était pas seulement faire sa cour à Henri II, c’était encore exalter l’excellence de l’amour et la puissance de la beauté. Le thème de la chasse amoureuse envahit la poésie et Antoine de Baïf, au premier livre des diverses amours, développe la comparaison :
L’amoureux est chasseur, l’Amour est une chasse…
Diane porte l’arc, Vénus aussi le porte…
Chez Ronsard et du Bellay, Actéon symbolise les malheurs de l’amoureux victime de sa dame. Les plus belles pièces de cette veine ont été écrites par Etienne Jodelle, dans Les Amours, qui font partie de ses Œuvres et Meslanges poétiques, publiés en 1574 ; l’aimée est comparée à Diane et l’emporte sur elle ; Diane omniprésente, sur terre, au ciel, comme déesse de la Lune, aux enfers, sous la forme d’Hécate, exprime l’obsession amoureuse. Mais le chef- d’œuvre, ici, c’est, en 1544, la Délie de Maurice Scève, où le thème devient mythologie vécue. Verdun-L. Saulnier (77) a, en effet, éclairé le sens de ce nom de Délie, non point anagramme du mot Idée, mais désignant la déesse née à Délos, Diane. Pourquoi Scève identifie-t-il ainsi la femme aimée, Pernette du Guillet, à la déesse ? Le dizain XXII fournit la réponse :
Comme Hécaté tu me feras errer
Et vif et mort cent ans parmy les Umbres :
Comme Diane au ciel me resserrer,
D’où descendis en ces mortels encombres :
Comme regnante aux infernales umbres
Amoindriras, ou accroistras mes peines.
Mais comme Lune infuse dans mes veines
Celle tu fus, es, et seras Délie,
Qu’Amour a joinct à mes pensées vaines
Si fort, que Mort jamais ne l’en deslie.
Ces comparaisons mythologiques traduisent le double mouvement de l’amour chez Scève : celui qui le fait « errer » et qui vient de la Diane-Hécate, déesse des enfers et des carrefours, celui qui le fait rentrer en lui même et y contempler l’autre en lui, l’astre intérieur, et cet amour est placé sous le patronage de la Diane lunaire, déesse du silence et du recueillement. Ixs symboles se multiplient et se combinent : Diane, déesse vierge, représente la chasteté redoutable qui lutte, dans l’amour, avec le désir, et, comme sœur du dieu des poètes, d’Apollon, Delius vates, elle signifie que Pernette du Guillet est la sœur en poésie de Maurice Scève. Mais la richesse du thème tient moins à la multiplicité des symboles qu’à leur valeur profonde : ils illustrent les contradictions de l’amour, cette chasse où le gibier, au lieu de fuir, suit la nouvelle Diane, et, selon la formule de Françoise Bardon, « le thème de Diane, profondément senti et renouvelé », a permis à Scève d’exprimer « la difficulté de l’être dans l’amour ». La complexité des symboles, leur obscurité ou leur ambivalence aident à transformer l’aventure amoureuse en chasse spirituelle. Ici, la mythologie, loin d’être un simple ornement, conspire avec la métaphysique qui anime le prince de la Renaissance lyonnaise.
On trouve, dans la Délie, d’autres images mythologiques du tourment amoureux, celles de l’interminable siège de Troie, de Prométhée « au Caucasus… lié », du Phénix, qui brûle et renaît. Plus tard, le thème d’Icare, du vol sublime et de la chute, célèbre l’audace, belle et malheureuse, de l’amant ; le chef-d’œuvre, cette fois, serait, dans Les Amours d ‘Hippolyte, en 1572, le sonnet de Philippe Desportes, de source italienne, « Icare est cheuticy, le jeune audacieux… » Assurément, dans cette poésie de cour et ces poèmes d’amour, la mythologie n’est qu’un langage, mais on sait quelles puissances recèle tout langage ; celui-ci devient quasiment mode de vie, dans les cours européennes, pour deux siècles, sinon trois, comme l’avançait Hugo ; et le voici qui, pour deux siècles aussi, se confond avec la galanterie elle-même, après avoir, grâce à Maurice Scève, signifié l’essence de l’amour et la dialectique de ses profondeurs.