La fin de Satan selon Victor Hugo
Un certain découragement se fait encore sentir dans l’épopée d’Edgar Quinet, Merlin l’Enchanteur (182). Merlin, fils de Satan et d’une vierge, représente l’humanité, que partagent le bien et le mal. Après avoir parcouru le monde, las et vieilli, Merlin, dans lequel Quinet a voulu aussi se peindre, s’est enfermé dans son tombeau, comme l’auteur dans l’exil ; son père lui rend visite et lui avoue son ennui, en cette époque abâtardie où le mal a perdu toute grandeur. Merlin prêche alors à Satan la réconciliation avec Jéhovah et lui conseille de faire retraite chez le prêtre Jean ; dans son royaume, celui-ci réunit toutes les religions et, à découvrir à Jéhovah « tant de rivaux », Satan sent sa vieille haine s’apaiser ; le syncrétisme religieux où Quinet nous avait fait apercevoir une tendance fondamentale du romantisme, se teinte ici d’un scepticisme renanien. Puisque les religions s’équivalent et se neutralisent, Satan ne voit plus d’obstacle à sa conversion, et celle-ci est reçue par Jacques Bonhomme, l’archevêque Turpin et le prêtre Jean, qui se révèle n’être autre que le grand Pan. Le découragement que l’on constate, à ce moment, chez tant d’écrivains et que laisse deviner l’ironie un peu désabusée de Quinet, n’a point de prise sur Hugo, grâce auquel l’utopisme romantique rencontre son expression mythique parfaite, après qu’il a échoué. Le mythe, lui, est réussi et sa réussite tient à sa richesse et à sa profondeur. Il illustre, à la fois, une métaphysique et une philosophie de l’histoire ; il tire sa profondeur des profondeurs mêmes de la psyché hugolienne. La métaphysique qui fonde La Fin de Satan (182, 184, 220) est celle des tables parlantes et de la bouche d’ombre. Elle justifie le mal par le fait de la création ; pour que celle-ci se distinguât du créateur, qui est parfait, il fallait qu’elle fût mélangée de quelque imperfection, c’est-à-dire d’un peu de matière ; or, la matière dut suivre sa loi, elle alla « s’aggravant », devenant « pondérable » et, ainsi, « la première faute a été le premier poids ». La faute semble moins le fait d’un être responsable et désobéissant, que l’effet de la constitution même de l’univers. Mais, si la « loi » a voulu que la matière pesante s’éloignât de Dieu, elle promulgue aussi l’obligation de « remonter ». La création sort du Créateur, puis réintègre le Créateur. Le mal n’est donc qu’un moment nécessaire de l’évolution universelle. Au demeurant, si éloignée qu’elle en semble dans de certaines zones et en de certains temps, la création n’est jamais en dehors de Dieu, qui est infini. C’est là ce que Satan signifie avec éloquence dans le monologue qui, en janvier 1854, forme le noyau initial de l’épopée :
Y songez-vous, Seigneur ? un partage entre nous !
La « perpétuité » de Satan ferait ombre sur celle de Dieu et, dans un texte daté de février 1860, l’archange déchu répète :
Dieu serait infini si je n’existais pas.
Or Dieu est infini ! Mais ce Satan qui met tant d’application et de rigueur à démontrer qu’il ne saurait exister, existe littérairement, affectivement, parce que l’idée qu’aucun être ne peut exister en dehors de l’amour de Dieu, qui est l’essence même de l’être, est illustrée par le désespoir de l’exclu. Satan est moins un méchant qu’un misérable ; il souffre. Quelle fut sa faute ? L’envie, et c’est moins en révolté qu’en amant jaloux qu’il dit son désespoir d’être rejeté loin de Dieu – qu’il aime. L’envie, qui est le péché originel selon Hugo, implique la reconnaissance par l’envieux de la supériorité de l’envié ; comme le mal n’est que l’envers des choses, l’envie n’est que l’envers de l’amour, et Satan clame son amour pour Dieu :
Je l’aime d’être beau, moi qui suis le difforme…
Je l’aime d’être bon, moi qui suis le mauvais…
Je l’aime d’être vrai, moi qui suis le menteur…
La rédemption de ce « grand souffrant » semble aller de soi, et l’on pourrait regretter que Satan ait gardé si peu de traits de sa fierté sauvage d’ennemi de Dieu ; on a reproché à Hugo de n’avoit pas le sens du péché et du mal introduisant dans l’être une scission essentielle. En fait, Hugo est optimisé à l’échelle ontologique ; à celle de l’histoire humaine, il est optimiste à long terme, mais très sensible au malheur des hommes et à leur méchanceté : le mal est un moteur essentiel de l’histoire, Hugo l’affirme avec force dans le poème de L’Année terrible intitulé Loi de formation du progrès : « les deux battants » de « la porte » des « édens suprêmes » « resteront fermés », explique-t-il,
Malgré le saint, le christ, le prophète et l’apôtre,
Si Satan n’ouvre l’un, si Caïn n’ouvre l’autre.
Les trois épisodes du Glaive, du Gibet et de la Prison illustrent, dans La Fin de Satan, cette présence du mal dans l’histoire. Sous sa triple forme, le mal dans l’histoire découle du crime de Caïn, avec lequel la violence fait irruption dans l’humanité. Caïn a frappé Abel avec un clou d’airain, un bâton et une pierre ; Lilith-Isis, fille de Satan, née de l’ombre, fait du clou le Glaive de Nemrod, qui représente la guerre, et du bâton le Gibet où sera suspendu Jésus : la peine de mort, c’est la violence corrompant la justice même et aboutissant au crime le plus grand, la mort du Juste ; de la pierre, naîtra la Bastille, c’est-à-dire le despotisme. Lilith-Isis, qui est de l’ombre sous un voile, figure l’idolâtrie et la Fatalité, l’obscurité qui opprime les hommes tant que ceux-ci demeurent dans l’ignorance. Violence et obscurantisme (rois et prêtres) vont bientôt céder devant la lumière et la liberté, dont l’avènement a déjà eu lieu, avec la Révolution française. Dans ce dernier cas, en effet, la violence fut bénéfique et l’ange Liberté qui conduit le peuple de Paris à l’assaut de la Bastille est la fille de Dieu et de Satan ; elle est née d’une plume détachée de l’aile de Lucifer, pendant sa chute, et du regard lumineux de Dieu ; sa nature est double : elle est « sœur de l’enfer et du paradis », car le mal et la violence sont inextricablement mêlés au bien dans le progrès humain ; sans la rébellion de Satan, la liberté n’eût pas été possible. Mais le Quatorze Juillet inaugure une ère nouvelle ; comme Michelet, Hugo voit dans la Révolution le pivot de l’histoire : à l’ère de la fatalité succède celle de la liberté ; le progrès se fera de plus en plus par la puissance des idées ; l’histoire, comme processus de la force, va prendre fin, et, dans Les Misérables, « du haut de la barricade », Enjolras prophétise le XXe siècle : «… Plus rien de semblable à la vieille histoire… On pourrait presque dire : il n’y aura plus d’événement. On sera heureux. » Cette fin de l’histoire sur terre débouche sur la fin du mal dans la création : bercé par la parole de sa fille, Satan s’endort, pour la première fois, et Dieu lui annonce son pardon, en vertu de la « paternité sublime » qui, par l’ange Liberté, unit le bien et le mal :
Viens ; la prison détruite abolit la géhenne !
Viens ; l’ange Liberté, c’est ta fille et la mienne…
Satan est mort ; renais, ô Lucifer céleste !
Un tel mythe donne à l’utopisme son ampleur la plus vaste.
Mais le mythe ne découle pas seulement de la métaphysique d’Hugo et de son idéologie républicaine. Au cœur, on découvre le sentiment de la puissance rédemptrice de l’être vierge et le thème du père souillé et racheté par l’innocence de sa fille, que l’on peut déceler, dès 1830, dans le premier poème inspiré à Hugo par Léopoldine, La Prière pour tous, dans Les Feuilles d’automne. On ne doute guère, à bien connaître Hugo, qu’en quelque zone obscure et en quelque manière, il ne s’assimile à un Satan, dont l’ange Liberté serait Léopoldine. Or, à cette profondeur de l’intimité, le mythe rencontre les archétypes que Jung nous a appris à retrouver au principe des fantaisies individuelles et des mythologies de tous les âges et tous les peuples. Charles Baudouin, auteur d’une lumineuse Psychanalyse de Victor Hugo (223), admire, dans l’ange Liberté, l’archétype de la vierge-mère ; en effet, par un renversement de l’ordre des générations très caractéristique, c’est la fille qui met au monde et allaite son père, lors de la seconde naissance, par laquelle la victoire est remportée sur la mort. Et c’est aussi la victoire du mythe qui éclate, ici. Le thème ancien de Satan se transforme pour porter les significations nouvelles de l’idéologie républicaine, vers le milieu du XIXe siècle ; il figure le rêve utopique de la révolution triomphante dans la réconciliation universelle. Mais cette métamorphose de Satan s’accomplit selon les permanences fondamentales et exprime le rêve primordial et éternel de toute régénérescence.