L ' Orphée-roi de Victor Segalen
Cette pièce de 1921, que Segalen a écrite à l’intention de Debussy pour une éventuelle collaboration avec lui, est préparée par une nouvelle écrite en 1907, intitulée Dans un monde sonore : le docteur Leurais rend visite à son ami André, que sa femme, Mathilde, lui a dit être devenu fou ; il le trouve enfermé dans une chambre équipée de résonateurs qui rendent harmonieux tous les bruits ; André vit dans ce monde entièrement musical ; sa femme ne parvient pas à y pénétrer et lui, qu’elle croit dément, la considère comme atteinte de débilité ; il raconte à Leurais l’histoire d’Orphée, où il découvre sa propre aventure : Orphée a cherché une Eurydice tout harmonieuse, et il n’a rencontré qu’une femme ; comme il va l’arracher aux enfers, il chante sur sa lyre, mais Eurydice, insensible à l’harmonie, défait sa ceinture*; Orphée, méprisant « le rite immonde », recule « pour échapper à la souillure », brise sa lyre et s’enfuit. L’enfer représenterait ici le monde matériel, Eurydice la tentation de la chair, et Orphée la pure musique de l’idéalisme ; dans un texte antérieur, Equipée, Segalen déclarait : « Le réel m’a paru toujours très femme. La femme m’a paru toujours très “réelle”. La matière est femme… » Orphée-Roi, lui aussi, n’entend que la musique du monde ; il ne perçoit plus la voix des humains, à l’exception de celle d’Eurydice ; mais voici qu’elle le trouble en lui avouant sa passion et lui fait perdre le don d’entendre chanter l’univers. Orphée n’est plus qu’un amoureux qui pleure ; de son côté, Eurydice s’efforce d’accéder au monde idéal de celui qu’elle aime et, « touchée d’harmonie », y pénètre et y meurt ; la musique est trop pure et trop forte pour une femme. Orphée s’enfonce dans l’antre infernal pour l’en ramener ; il y rencontre la prêtresse-ménade qui lui déclare son amour et toutes ses fureurs sensuelles ; pour s’en protéger, le héros élève sa lyre au- dessus de la ménade : les cordes se brisent en faisant éclater l’enfer. Orphée triomphe, mais les ménades vengent leur sœur en le mettant à mort ; la lyre reste seule sur la scène, reprend vie et un chant s’en élève. Voilà un Orphée assurément misogyne, qui, devant la ménade, lance ce cri : « Ah ! Périsse la femme ! » C’est, il est vrai, plutôt que la femme, l’amour charnel qu’il condamne ; la puissance poétique demande le sacrifice de la puissance érotique et l’idéalisme imprègne cette œuvre. Segalen ignore Freud et son mythe d’Orphée, un peu naïf, est privé de l’ambivalence qui va s’imposer au fur et à mesure que le mythe s’intériorisera.