L ' Orphée de Cocteau
Écrite en 1925, publiée en 1927, la pièce de Cocteau est à peu près contemporaine de celle de Segalen ; en fait, l’œuvre de Segalen reste tributaire du XIXe siècle et de l’idéalisme symboliste ; celle de Cocteau appartient totalement au XXe siècle. L’histoire est transportée dans notre temps ; Orphée et Eurydice, mariés, se disputent à cause d’un cheval qui, ayant un jour suivi Orphée dans la rue, loge désormais dans son salon ; il dicte, en frappant du sabot, des phrases telles que celle-ci : « Madame Eurydice retournera aux enfers ». On comprend mal ces phrases qu’Orphée recueille et met dans ses poèmes ; aussi bien, depuis qu’il suit la dictée du cheval, est-il devenu, de poète à la mode, poète incompris. Ce cheval, c’est, bien sûr, Dada ; il enseigne la rupture avec toute tradition, il initie au surréalisme, à la poésie involontaire qui jaillit de l’inconscient. Mais Eurydice appartient au monde des vivants, qui est aveugle à l’invisible… Orphée lui reproche son amitié pour Aglaonice, reine des Bacchantes, qui, encline au saphisme, comme on sait, courtise Eurydice. La scène de ménage entraîne le bris d’une vitre, l’arrivée de l’ange vitrier, Heurtebise, qui entre en lévitation, à l’effroi de la prosaïque Eurydice : « On a beau vivre avec un cheval qui parle, un ami qui flotte en l’air devient forcément suspect. » Aglaonice, cependant, trame des manœuvres contre Orphée ; une enveloppe y joue un rôle, la colle en est empoisonnée et Eurydice, en la léchant, en meurt. La Mort, sous les apparences d’une chirurgienne, femme du monde, entre en scène par le miroir, car « les miroirs sont les portes par lesquelles la mort va et vient » : l’homme s’y voit vieillir et peu à peu mourir ; puis, derrière le miroir, est l’autre monde. La Mort est accompagnée de ses deux aides, Azraël et Raphaël ; le second donne au cheval le morceau de sucre empoisonné envoyé par Aglaonice ; le cheval disparaît. La Mort s’en va, en oubliant ses gants de caoutchouc ; sur le conseil d’Heurtebise, Orphée les revêt, passe de l’autre côté du miroir et ramène Eurydice. Voilà donc, comme l’avait prédit le cheval, madame Eurydice de retour des enfers ; mais les deux époux ne doivent pas se regarder et les disputes entre eux recommencent ; au déjeuner, Heurtebise s’efforce de les apaiser ; Orphée, irrité, se lève de table, trébuche et… regarde Eurydice, qui meurt. À l’instigation d’Aglaonice, les Bacchantes conduisent une foule de femmes déchaînées jusqu’à la maison d’Orphée, qui va s’offrir à leur fureur. Une scène grotesque oppose Heurtebise au commissaire extrêmement borné qui enquête et le soupçonne du meurtre d’Orphée. Enfin, la maison d’Orphée monte au ciel et l’on voit Orphée, Eurydice et Heurtebise se mettre à table ; Orphée prononce une action de grâces qui résume les quatre thèmes principaux :
Mon Dieu, nous vous remercions de nous avoir assigné notre demeure et notre ménage comme seul paradis, et de nous avoir ouvert votre paradis.
C’est l’acceptation de l’humble réalité, où l’invisible reste présent dans le mystère de la grâce et la visitation des anges déguisés en vitriers :
Nous vous remercions de nous avoir envoyé Heurtebise et nous nous accusons de n’avoir pas reconnu votre ange gardien.
Orphée exprime ainsi la conversion de Jean Cocteau au catholicisme et sa rupture avec les sortilèges malfaisants du surréalisme :
Nous vous remercions d’avoir sauvé Eurydice, parce que, par amour, elle a tué le diable sous la forme d’un cheval et qu’elle en est morte.
Cocteau, qui écrira bientôt à Jacques Maritain : « L’art pour l’art, l’art pour la foule sont également absurdes. Je propose l’art pour Dieu », place dans la bouche d’Orphée cette dernière action de grâces :
Nous vous remercions de m’avoir sauvé parce que j’adorais la poésie et que la poésie c’est vous.
Cette pièce bizarre, hétéroclite, reprend encore le thème du Poète assassiné ; les foules et, en particulier, les Français, que représente le commissaire, haïssent les poètes et les tuent. L’amour est, ici, subordonné à la poésie : Eurydice perdue et retrouvée, l’assomption du « manage infernal » figurent, croyons-nous, le Poète réconcilié avec lui-même, en possession de son âme complète, avec ses deux sexes ; la Poésie permet alors la saisie totale tant du visible que de l’invisible. Il nous semble, enfin, que le film qu’en 1949, Cocteau a conçu sur le même sujet, moins complexe et chargé de significations, est peut-être d’une poésie plus intense ; on n’oubliera pas les anges motocyclistes de la Mort…