"C'est La Fontaine qui est notre Homère"Taine
Nous venons de voir Fontenelle se féliciter que les fables païennes soient « galantes ». Au XVIIe siècle, la « galanterie » envahit la poésie ; gracieuse souvent, la mythologie souffre de cette légèreté, de cette insignifiance mondaine ; Odette de Mourgues (93) s’en plaint et déplore cette miniaturisation des mythes dont témoignent les Métamorphoses d’Ovide mises en rondeaux par Benserade. La mythologie baroque affadie par la préciosité, le génie de Cyrano empêché de porter tous ses fruits, la réussite de Perrault restant, en quelque sorte, mineure, ne trouverons-nous donc, en ce siècle, aucune grande ou belle œuvre donnant accès à un univers mythique, merveilleux ou mythologique, original et enrichissant ? Il faudrait, certes, approfondir la signification des divinités païennes, chez Racine : « Vénus tout entière à sa proie attachée », divinités maîtresses de la mer qui ont soif du sang d’une vierge, divinités solaires ou infernales, ces présences cachées fonderaient-elles l’univers tragique ? On dirait parfois que les personnages de Racine sont tous dans la situation de Britannicus et Junie épiés par Néron, derrière son rideau ; les dieux guettent ; un mot lâché et plus rien n’empêchera Neptune de faire mourir Hippolyte…
Ce n’est pas Racine, pourtant, que nous choisirons pour représenter le génie du merveilleux au XVII siècle, mais La Fontaine. Parfaitement original et même unique dans la création d’un univers merveilleux, celui des Fables, La Fontaine offre l’avantage de résumer dans son œuvre tous les aspects de son siècle – dont il fut l’écho discret et juste. Un certain goût baroque et le génie classique s’accordent chez lui ; les grâces de la préciosité et la veine burlesque ne sont point sacrifiées ; enfin, si l’Olympe, dans les Fables, vit d’une vie nouvelle, c’est, comme l’a souligné Taine, « un tout petit Olympe […] qui ressemble plus à une taupinée qu’à une montagne » ; la mythologie miniaturisée du XVII siècle a donné, ici, son chef-d’œuvre et trouvé une perfection à sa taille. Le merveilleux est le climat naturel de l’imagination de La Fontaine : bien rares sont celles de ses œuvres qui ne font pas sa part au merveilleux ou n’y plongent tout entières. Le merveilleux féerique séduit visiblement ce poète baroque. Le Songe de Vaux nous présente quatre fées et un écrin enchanté ; le songe lui même introduit dans un château et un parc de rêve. Dans Les amours de Psyché et de Cupidon (175), une fée aide Psyché dans ses épreuves ; il y’a aussi une Tour qui parle et Psyché habite un palais enchanté ; on y admire les statues et portraits des « fameuses beautés dont la Grèce se vante », mais la Fontaine n’a pu se tenir d’y faire représenter, « à côté d’Angélique »
L’enchanteresse Armide, héroïne du Tasse.
On sait aussi qu’il a, toute sa vie, fait ses délices du roman d’Honoré d’Urfé ; en 1691, il donne à l’opéra une Astrée, où l’on voit une fée, nommée Ismène, commandant à des « esprits aériens », qui arrivent, à l’acte II, « sur un tourbillon de nuages ». Dans le conte de La Coupe enchantée,
L’enchanteresse Nérie
a sous ses ordres
Les intendants des orages, […]
[…] et Cirsé
Au prix d’elle, en diablerie
N’eût été qu’à l’A B C.
n’est pas jusqu’au merveilleux infernal qui n’ait tenté La Fontaine, mais sur le mode joyeux, dans Belphégor et Le Diable de Papefiguière, qui lui vient de Rabelais. La mythologie occupe chez lui une très grande place. Dans son théâtre, unis pièces mettent en scène des personnages de la fable, Clymène, « comédie » qui s’apparente davantage au conte et fait dialoguer Apollon et les Muses, l’opéra mythologique de Daphné, que Lulli refusa en 1674 et où l’on voit des dieux dans des machines, Galatée, enfin, qui raconte la mésaventure de Polyphème amoureux et relève de la pastorale mythologique. Le poème d’Adonis, dont Valéry a parlé avec une si juste admiration dans Variété I, appartient au genre de la « poésie héroïque », qui fait agir des dieux et des déesses ; mais c’est une « idylle », et si l’on en rapproche le sujet de celui des Amours de Psyché ou, encore, du fragment du Songe de Vaux intitulé Les Amours de Mars et de Vénus. On voit, dans des registres différents, quel genre d’histoire mythologique attire La Fontaine ; c’est une mythologie galante qui convient à son génie, ou, bien plutôt, une mythologie de la volupté :
Rien ne manque à Vénus, ni les lis, ni les roses,
Ni le mélange exquis des plus aimables choses,
Ni le charme secret dont l’œil est enchanté,
Ni la grâce plus belle encor que la beauté ! […]
Jours devenus moments, moments filés de soie…
Volupté et malice : la Vénus divine qui nous ravit dans Adonis, est, dans Le Songe de Vaux, une femme infidèle battue par son mari ; dans Psyché, elle s’avoue fort embarrassée du choix d’une « bru » et point pressée de devenir grand-mère, comme le lui conseille la bonne Cérès, qui est une « divinité de province, et n’a nullement l’air de la Cour ». La Fontaine frôle le burlesque, mais pour en dégager ce qui est le plu4 précieux dans la parodie : la gaieté et une familiarité avec le merveilleux qui ne le détruise pas. Cette familiarité triomphe dans le réalisme attendri du conte de Philémon et Baucis, quand Jupiter intercède en faveur de la
… perdrix privée
Et par de tendres soins dès l’enfance élevée,
que Baucis, dans sa piété, s’apprêtait à sacrifier ; mais le détail familier ne nuit pas à l’atmosphère merveilleuse et héroïque du conte. La Fontaine est notre Ovide, il s’enchante à conter, sa mythologie est légère et brillante, sans rien de trop et non sans traits de grande poésie et des accents vrais et profonds. Enfin, La Fontaine est un créateur. Comme l’a dit Taine, « il invente en mythologie ». Ce n’est point qu’il imagine des mythes nouveaux, mais, avec ses Fables, « il a créé un monde divin », un univers merveilleux qui n’appartient qu’à lui.Il est difficile d’expliquer ce succès. La mythologie introduit dans les Fables de petites doses de parodie burlesque et de noblesse héroïque, d’idylle élégiaque et de rêve ; elle contribue à en faire ce « miracle de culture » qu’admirait André Gide. Jupiter y a affaire avec l’escarbot, Mercure avec un bûcheron, à l’appel d’un charretier Hercule se retrouve du côté de Quimper- Corentin, l’Aurore se laisse courtiser par Jeannot-Lapin et le Styx accueille sur son « noir rivage » les arbres qui, chez La Fontaine, vivent et parlent aussi bien que les bêtes, les hommes et les dieux.
Car tout parle dans l’Univers,
est-il proclamé dans l’Epilogue du livre XII ; dans la fable I du livre V, le poète avait averti que, dans cette « ample Comédie »,
Hommes, Dieux, Animaux, tout y fait quelque rôle :
Jupiter comme un autre…
Peut-être touchons-nous là au secret du miracle : les dieux ne réclamaient pas l’épopée ; ce qu’il leur fallait, c’était la naïveté d’Homère, un univers où ils fussent chez eux. Ils n’en ont pas trouvé d’autre, au XVII siècle, que ces fables ou chacun a droit à la parole. Mais la condition de cette résurrection, c’était d’accepter l’égalité avec l’escarbot et Jeannot-lapin. La naïveté de La I mitaine ne se sépare pas de son ironie : au regard du poète, comme, sans doute, à celui de Dieu, le roi ne mérite pas plus d’attention et de respect que le petit lapin, les hommes et les bêtes se ressemblent et s’équivalent, et, la générosité du poète étant en raison directe de son ironie, les dieux se voient accorder la vie au même titre que les arbres. Jupiter-Jupin y a gagné de devenu presque aussi familier aux petits écoliers de l’école primaire que la tortue, h lièvre, le chêne et le roseau. La Fontaine est notre Homère.