Au pays des utopies
De 1704 à 1711, Antoine Galland fait paraître sa traduction des Mille et Une Nuits; le succès est immédiat et immense; le merveilleux oriental (50) supplante les contes de fées et, en 1712, la lettre qui sert d’introduction aux Aventures d’Abdalla fils d’Hanif accuse Gabalis d’avoir indûment substitué les esprits élémentaires aux Divs et aux Péris, seuls dignes de notre attention. Plus nombreux dans la première décennie du siècle, les contes orientaux resteront en faveur jusqu’au bout ; Voltaire et Diderot s’y amuseront, le premier avec Le Taureau blanc, le second avec L’Oiseau blanc, conte bleu et, aussi, Les bijoux indiscrets, où la féerie orientale, comme chez Crébillon et l’abbé de Voisenon, s’allie à l’érotisme. Avec cet Orient mythique, un pays lointain remplace le temps jadis des contes de fées. En même temps, le passage d’un idéal de permanence à un esprit de critique et de recherche, cette crise de la conscience européenne qui nous conduit du XVIIe au xviii siècle, amènent au premier plan les « Etrangers-Symboles », comme les appelle Paul Hasard (105) ; tels les Persans de Montesquieu, ils voient notre société d’un œil neuf et suggèrent un ordre des choses autre. Alors apparaissent des personnages mythiques qui apportent, de pays éloignés, la sagesse. Annoncé par les relations des missionnaires jésuites du siècle précédent, le Bon Sauvage (104) s’installe sur la scène du XVIIIe siècle, avec les Voyages, Mémoires et Dialogues du baron de Lahontan, en 703. Puis, c’est le Sage Égyptien qui séduit, à la fois, la raison et l’imagination, et qui triomphe, en 1732, dans le Séthos de l’abbé Terrasson – pièce maîtresse du mythe égyptien (et maçonnique ?), dont le chef-d’œuvre sera La Flûte enchantée de Mozart… Mais, comme le dit P. Hasard, « dans cette géographie des idées, aucun pays ne compte autant que la Chine » ; les Lettres chinoises de d’Argens répandent la légende d’un peuple de sages ; derechef, le siècle des lumières est redevable aux jésuites du XVIIe siècle, et, cette fois, à leur enthousiasme pour celui que Voltaire appelle « le sublime Confucius » ; à ce mythe du Philosophe chinois, vertueux, pieux, mais spinoziste et athée, il faudrait joindre le mythe de Socrate (112), qui fournit l’image du philosophe en butte à l’intolérance et au fanatisme.
Tandis que, d’un Orient reculé dans l’espace et le temps, arrivent merveilleux et mythes, le genre de l’odyssée philosophique (57) connaît son âge d’or. Cyrano de Bergerac est, ici, un précurseur (109) et nous avons cité, à son propos, Thomas More et Campanella ; il conviendrait de leur adjoindre Francis Bacon et sa New Atlantis, de rappeler le grand ancêtre, Platon, avec sa République et ses Lois, le Timée, le Critias, et l’Atlantide, et de faire sa place à Rabelais, dont l’abbaye de Thélème présente cette originalité précieuse d’exalter la liberté ; or, comme le remarque Verdun-L. Saulnier ( 78), « il est peu d’utopies du vouloir individuel ». L’influence de Rabelais, qui a lui-même subi celle de Thomas More, dans son Pantagruel, est visible dans l’Histoire du grand et admirable royaume d’Antangil, qui constitue, en 1616, la première utopie française avant Cyrano ; l’auteur en est, croit-on, un protestant, comme l’a été, pendant une partie de sa vie, Gabriel de Foigny, dont la Terre australe laisse encore apercevoir, en 1676, l’influence de Rabelais ; protestant aussi, Denis Virasse nous fait faire connaissance, peu après, avec un nouveau peuple, les Sévarambes. Puis, le Télémaque retrouve le mythe de l’âge d’or, avec la description de la Bétique, pays plus heureux peut-être et aussi vertueux que celui des Troglodytes, dans Les Lettres persanes ; avec le récit des réformes introduites par Mentor à Salente, Fénelon reprend le mythe de la cité idéale {213). L’année suivante, en 1700, Claude Gilbert raconte Y Histoire de Calejava ou de l’isle des hommes raisonnables ; Marivaux consacrera à L’île de la Raison une de ses pièces allégoriques et satiriques, celle des Petits Hommes, qui, comme la comédie de L’île des Esclaves et celle de La Colonie, située aussi dans une île, ressortit au genre que nous étudions ; N. Van Wijngaarden signale encore l’ouvrage d’un anonyme décrivant, en 1756, une Isle de la raison. En 1710, Tyssot de Patot narre les voyages de Jacques Massé et du cordelier Pierre de Mésange ; puis on découvre le Royaume des Féliciens et Y Empire de Cantahar, cependant que l’abbé Desfontaines, traducteur de Swift, imagine, pour le fils de Gulliver, de nouvelles aventures ; plus tard, ce sont le pays des Mezzoraniens, au-delà du Sahara, La République des philosophes, dans l’île des Ajaoiens, à nouveau des Terres australes ou une Isle inconnue. Morelly fait précéder son Code de la nature par le poème allégorique des Isles flottantes, ou Basiliade du célèbre Pilpai qui réunit le mythe oriental, le mythe de la cité idéale et celui de l’île. En 1760, la Giphantie de Tiphaigne de la Roche (lII) est un roman fantastique, qui combine la théorie des esprits élémentaires, héritée de Gabalis, avec la satire sociale et, oserait-on dire, la science-fiction, les génies possédant une sorte de radar et ayant inventé la reproduction photographique ; cinq ans plus tard, Tiphaigne raconte l’histoire des Galligènes, qui ont instauré dans leur île une société communiste et déiste, que menace, un instant, l’ennui… Robinson est un des grands mythes du siècle ; mais, parfois, les astres remplacent les îles, avec le Voyage de milord Céton dans les Sept Planètes et Micromégas; telle planète heureuse décrite par Sébastien Mercier répond aux îles fortunées, à l’otaïtisme dont Diderot fait ses délices dans le Supplément au voyage de Bougainville. Sébastien Mercier nous propose encore le voyage dans le futur, quand, en 1772, il décrit L’An 2440. Vers la fin du siècle, les Mégapatagons de Restif de la Bretonne, qui reprend le mythe des terres australes, annonce, par son sens cosmique, « les grandes utopies du XXe siècle », comme le note Raymond Ruyer (33), et, auparavant, avec ses planètes vivantes, fait pressentir l’utopie cosmique et socialiste du fouriérisme.
L’utopie (27-35, 50), qui se poursuit, en effet, au xix siècle avec La Ville des expiations de Ballanche, les divagations géniales de Charles Fourier et, en 1840, le Voyage en Icarie de Cabet, se distingue du mythe parce que, dit Ruyer, celui-ci est « subjectif », projetant sur le monde des complexes humains, tandis que l’utopie est un « jeu sur l’objet » ; elle conteste la réalité, principalement sociale et politique, sans verser tout entière dans l’imaginaire. A notre avis, l’utopie se rapproche cependant du mythe, dans la mesure où sa critique de la réalité ne s’adresse pas seulement à la raison : elle fascine la raison et l’imagination ensemble, et l’une par l’autre. Elle met aussi la pensée en liberté ; l’écrivain peut lancer toutes sortes d’idées qu’il n’est pas tenu de démontrer à la rigueur, auxquelles même il n’est pas obligé d’attacher une créance absolue ; telle est la fonction du mythe chez Platon ; il prend le relais de la pensée rigoureuse et de la démonstration et permet de risquer l’hypothèse. Le mythe est, comme l’utopie, une façon de penser qui joue avec la réalité et la vérité – niant la réalité et la dépassant, se proposant, un peu indistinctement, comme vrai ou comme probable ou comme possible ou comme souhaitable ; c’est la danse avec la vérité. Enfin, l’utopie est souvent un rêve, comme le signale Ruyer ; elle retrouve alors les grands mythes, tels que celui de l’âge d’or, à moins qu’elle ne transforme les hommes en dieux…