A la source de merveilleux nouveaux
La passion des commencements, de la source première, qui anime les recherches sur l’origine des Fables, accompagne encore la découverte de mythologies nouvelles, dans la seconde moitié du siècle. En 1756, Paul- Henri Mallet publie ses Monuments de la mythologie et de la poésie des Celtes et particulièrement des anciens Scandinaves, où, non sans confondre Gaulois, Germains et Scandinaves, il révèle aux Français l’Edda et les aventures de Thor et d’Odin. En septembre 1750, le Journal étranger lance un nom jusqu’alors inconnu, celui d’Ossian, que les directeurs de cette revue, Suard et Arnaud, vont faire connaître plus complètement ; en 1777, Le Tourneur prend la relève, avec sa traduction des poèmes de Macpherson (56). On admire la violence primitive de la mythologie des Scandinaves ; celle d’Ossian est plus douce, avec ses fantômes errant dans les nuages, mais son style, qui rappelle celui d’Homère et de la Bible, en fait aussi un modèle de cette poésie primitive, qui est la vraie poésie et la source à laquelle devrait puiser notre poésie exténuée par trop de raffinements. En 1766, le Mercure parie d’« un nouveau genre », qui est le genre troubadour. Les Œuvres choisies du comte de Tressant (107-108), le principal champion de ce retour au Moyen Age, sont publiées en 1787, et le merveilleux médiéval, mêlé volontiers à la mythologie Scandinave, connaît une vive faveur vers la fin du siècle ; les fées reviennent à la mode, avec le nain Obéron, « roi de féerie » ; la Jérusalem délivrée est très goûtée et Baour-Lorman en donne une traduction en 1796.
Des modèles nouveaux viennent s’offrir aux partisans du merveilleux chrétien. Dupré de Saint-Maur, puis Louis Racine traduisent Le Paradis perdu (55). Voltaire et La Harpe sont sévères pour Milton, mais l’avenir est du côté de Sébastien Mercier, qui le défend. Klopstock arrive en renfort, grâce au Journal étranger, qui, d’août 1760 à novembre 1761, publie des extraits traduits des dix premiers chants de La Messiade, dont la traduction intégrale paraîtra un peu plus tard. A la fin de 1759, Huber, aidé par Turgot, avait traduit La Mort d’Abel, de Gessner (98), où la présence du merveilleux était assurée par le démon Anamélech, au grand regret de Diderot : « Je n’aime pas cette machine », écrit-il. « Il fallait tout tirer du caractère de Caïn et de la méchanceté naturelle. » Il aurait pu admirer la poésie grandiose du vol qui, à travers le chaos et les espaces sidéraux, conduit ce démon de l’enfer sur la terre. Cette grandeur cosmique, qui est la nouveauté du merveilleux chez Milton, puis chez Klopstock, convient éminemment à l’épopée chrétienne. Gessner avait indiqué aussi cet autre vaste sujet qu’est Le Déluge. Mais dans notre langue, seule l’épopée en prose d’un protestant du Refuge, Paul- Jérémie Bitaubé, mérite quelque attention. Son Joseph, paru en 1767, s’ouvre par une invocation à Moïse où il salue ses modèles, Milton et Gessner. La mythologie païenne n’en est pas exclue ; Zaluca, l’épouse de Putiphar, prie Vénus et, pour tenter Joseph, lui montre la statue de « Vénus et Mars tendrement unis ». Mais les anges, ici, sont plus puissants que la déesse ; on nous décrit un Ange des mers, que l’on retrouvera dans Les Martyrs de Chateaubriand, un Ange qui déchaîne les fléaux des années maigres sur la terre du Pharaon et, surtout, Iturée, Génie de l’Egypte, qui habite aux sources du Nil et souffle à Joseph ses interprétations des songes ; au chant IX, il l’entraîne dans un voyage au centre de la terre – non sans souvenirs du livre IV des Géorgiques -, puis dans les espaces infinis – et l’on s’inspire ici de Milton complété par Newton. L’épopée de Bitaubé n’est pas un chef- d’œuvre ; mais elle eut beaucoup de succès et à la suite de Gessner, contribua à la vogue des poèmes bibliques en prose, comme le Tobie de Louis-Claude Le Clerc, en 1773, avec des anges et le démon Asmodée qui revêt les traits de Vénus pour tenter le héros. En 1790, dans L’Homme de désir, Saint- Martin s’écrie : « Sectateurs de la poésie, si vous lisiez les écritures saintes, combien de merveilles ne vous offriraient-elles pas ! Vous y verriez des pierres parlantes dans les temples bâtis avec le sang. » Ainsi, à défaut d’œuvres de valeur, au gré des besoins accrus de la sensibilité et de l’imagination, l’idée se fait jour que la Bible et le merveilleux chrétien dont les étrangers ont donné l’exemple aideraient bien à régénérer notre poésie. Ce siècle si ennemi des fables s’en sera finalement fort occupé et il est piquant de voir le sujet des Martyrs, c’est-à-dire l’affrontement de deux religions et de deux « mythologies », annoncé par l’œuvre qui, en le scandalisant, aurait décidé Chateaubriand à écrire Génie du christianisme : l’épopée voltairienne, burlesque et licencieuse, de Parny, La Guerre des dieux, met même en concurrence trois mythologies, celle du « Saint-Esprit », celle d’Homère et celle du Nord, Samson, vaincu par Hercule, et Judith, Apollon, Jupiter et Diane, les divinités de l’Edda, Odin, les belles Walkyries, le loup Fenris qui fait mine de croquer l’Agneau divin… Qu’on se rassure : ce n’est pas cette œuvre parue en 1797 que nous donnerons pour le dernier mot de ce siècle ;c’est André Chénier qui en représentera l’imagination.