Hercule au XVIe siècle
Son aventure avec Hylas est, cependant, fâcheuse pour la réputation morale d’Hercule : il aurait tué le père d’Hylas, Théodame, pour lui voler ses bœufs, violé et égorgé sa femme, et fait d’Hylas son mignon. Aucun de nos poètes n’a retenu ce dernier trait, qui, parmi nous, n’a guère été admis que de Jean Lorrain, dans son poème de L’Ombre ardente, consacré à Hylas, aussi, à la fin du siècle dernier et non sans la perversité attendue (178). Mais Ronsard (65, 81) tout particulièrement s’est appliqué à disculper Hercule : le héros a seulement appris à Théodame à labourer avec ses bœufs, ce qui fit maigrir les uns et l’autre, d’où la légende calomniatrice qu’ont répandue des « Chantres » malveillants ; quant à Hylas, Hercule ne fut que son éducateur. Aussi bien Ronsard éprouvait-il une prédilection pour ce héros, qui occupe chez lui la première place parmi tous les dieux et demi-dieux. À vrai dire, le XVIe siècle représente l’âge d’or pour Hercule en France, au point que M.-R. Jung (69) A pu consacrer un livre entier à l’étude des figures sous lesquelles il a connu alors celte fortune singulière.
C’est à une supercherie qu’il l’a due, d’abord, à une histoire des premiers Temps du monde fallacieusement attribuée à Bérose par Annius de Viterbe. I )ans ces compilations parues en 1498, le pseudo-Bérose racontait l’histoire il d’Hercule de Libye, fils d’Osiris, lui-même descendant de Noé ; ce héros fut l’ancêtre des Troyens et des Gaulois ; on doit le distinguer de Hercule grec, Minple pirate, et d’un « Hercules Alemannus » ancêtre des rois germains.Cette légende rencontra un succès immense parmi nous ; n’accordait-elle pas aux Gaulois une ancienneté supérieure à celle des Grecs et des Romains? Lemaire de Belges la transcrit dans ses Illustrations de Gaule, nous apprenant comment Hercule, arrivant de Libye par l’Espagne, épousa chez nous « la belle Geande Galatée, royne de Gaule », dont il eut Galateus, héros éponyme de notre race ; plus tard, Francus, fils d’Hector et descendant, lui aussi, Hercule, vint régner sur la Gaule celtique – Bavo, cousin de Prima, régnant « en la Belgique ». Ronsard, qui a consacré à l’ancêtre troyen son épopée de la Franciade, s’écrie, dans sa Harangue au duc de Guise :
Sus, courage, Soudars, sus, sus, montrés vous or’
De la race d’Hercule, et de celle d’Hector,
Et il rappelle qu’
Hercule, après avoir l’Espagne surmontée,
Vint en Gaule épouser la Roine Galatée.
L,’Hercule de Libye, que Ronsard et maint autre ne distinguent plus de l’Hercule grec, allait se fondre avec un autre Hercule, l’Hercule gallique (66). Dans son Héraclès, Lucien de Samosate décrit un Hercule qu’il prétend avoir vu en Gaule ; le dieu tirait à lui des hommes dont les oreilles étaient attachées .1 sa langue par de fines chaînes d’or et d’ambre ; un Gaulois explique à Lucien que, pour les Celtes, Héraklès, qu’ils nomment Ogmios, est le dieu de l’éloquence et de la persuasion. Ce texte, inconnu au Moyen Age, eut un vil succès parmi les humanistes, qui adoptèrent l’Hercule gallique comme patron ; Erasme s’y réfère et interprète les douze travaux comme des travaux de l’esprit : Hercule, héros de la philologie ! Alciat reproduit, dans ses Emblèmes, la figure de l’Hercule gallique, avec cet exergue : « Eloquentia fortitudine praestantior. » Chez nous, cet Hercule devint le symbole de la précellence du langage français et l’humaniste et imprimeur parisien Geoffroy Tory l’allègue dans son Champ fleury, en 1529, pour justifier son choix du français à la place du latin et faire l’éloge de notre langue. Vingt ans plus tard, la Deffense et Illustration de la langue françoyse s’achève par cette exhortation aux Français : « Vous souvienne de votre ancienne Marseille, seconde Athènes, et de votre Hercule gallique, tirant les peuples après luy par leurs oreilles, avecques une chesne attachée à sa langue. » Louant l’éloquence de Henri III, Ronsard le comparera à
… son devancier, Hercule, dont la langue
Enchesnoit les Gaulois du fil de sa harangue.
La fusion est accomplie entre l’Hercule de Libye, roi de Gaule, et l’Hercule- Ogmios de Lucien. Hercule ressuscite ainsi parmi nous, à la faveur du vif sentiment patriotique qui accompagne, à l’orée des temps modernes, la formation de la nation française autour du monarque. Nos rois deviennent des « Hercule gaulois » et c’est peut-être en réplique à la légende herculéenne qui accompagnait l’empereur Charles-Quint, que, lors de l’entrée d’Henri II à Paris, en 1549, François Ier apparaît, sur la porte Saint-Denis, en Hercule gallique. Dans le sonnet CLXXII des Regrets, du Bellay appellera Henri II « nostre Hercule gaulois » ; dans son Chant royal en allégorie, Robert Garnier développe le parallèle entre Hercule, dompteur de monstres, et Charles IX, exhorté à en finir avec l’hydre du protestantisme ; en 1600, pour l’entrée de Marie de Médicis à Avignon, le jésuite André Valladier, dans le Labyrinthe royal de l’Hercule gaulois triomphant, s’abandonne aux délices de l’allégorie en comparant, trait pour trait, la carrière d’Hercule et celle du roi : Hercule se brûlant sur l’Œta et remportant cette victoire sur lui-même représente Henri IV maîtrisant ses ressentiments et accordant à tous le pardon!
Modèle des princes, Hercule ne pouvait qu’être vertueux. Nos poètes s’attachent ici à une tradition, fort en usage chez les Stoïciens, qui remonte au passage des Mémorables où Xénophon rapporte l’apologue de Prodicos : Hercule au carrefour, entre la Vertu et la Volupté, choisit la déité sévère et la voie étroite qui le conduira à l’immortalité. Dans le sonnet des Regrets que nous venons de citer, du Bellay adjure le fils de Henri II de préférer au « grand chemin battu du vice » la « pénible montée », à l’exemple d’Hercule qui « se feit Dieu par la seule vertu ». Nos poètes s’attachent, en conséquence, à laver le demi-dieu de toutes les actions déshonnêtes dont le chargent plusieurs fables. Sa mort, provoquée par Déjanire, dénonçait, au Moyen Age, les funestes effets de l’amour ; pour Ronsard et du Bellay, cette mort sur le bûcher est l’apothéose par l’amour ; cette conception néo platonicienne s’exprime dans le sonnet CLXVTI des Amours de Cassandre :
Je veus brusler pour m’en voler aux deux,
Tout l’imparfait de ceste escorce humaine,
M’éternisant comme le fils d’Alcmnéne
Qui tout en feu s’assit entre les Dieux.
Dans sa médiation en prose sur l’Hercule chrestien, d’Aubigné montrera, dans le héros aux douze travaux, le modèle du chrétien parfait. Ronsard était allé plus loin et avait fait du héros « chasse-mal » une figure de Jésus-Christ. Il se conformait, ici, à la conception d’Erasme et de Budé selon laquelle les fables antiques prédisposent à la vérité chrétienne. Dans son De Asse, Guillaume Budé découvre dans l’Antiquité maintes figures du Christ et proclame que le Christ fut « le véritable Hercule qui, par sa vie douloureuse, a vaincu et dompte tous les monstres » (70). Ronsard, dans son Hymne de l’Hercule Chrestien énumère dix-huit analogies entre la carrière d’Hercule et la vie de Jésus :
Hé qu’est-ce après d’Hercule qui alla
Sur le mont d’OEthe, et par feu s’immola
A Jupiter ? Si-non CHRIST à son PÈRE,
Qui s’immola sur le Mont de Calvere…