Le péché originel : Le principe de raison suffissante
« Nos raisonnements », écrit Leibniz, « sont fondés sur deux grands principes, celui de contradiction, en vertu duquel nous jugeons faux ce qui en enveloppe […] et celui de la raison suffisante, en vertu duquel nous considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver vrai, ou existant, aucune énonciation véritable, sans qu’il y ait une raison suffisante, pourquoi il en soit ainsi ci non pas autrement » — « quoique », ajoute-t-il, « ces raisons le plus souvent ne puissent point nous être connues ». En vertu du premier principe, plusieurs mondes étaient possibles ; en vertu du second, un seul devait passer à l’existence. Pourquoi précisément celui-ci ? Répondre à cette question, c’est formuler « la raison suffisante du choix de Dieu », qui l’a déterminé à l’un plutôt qu’à l’autre. Quoiqu’il prétende ne pas « expliquer par là ce grand mystère dont dépend tout l’univers » mais « crayonner [seulement] quelque ressemblance imparfaite de la sagesse divine », Leibniz n’hésite pas à fournir cette explication : de tous les mondes possibles, « Dieu a choisi celui qui est le plus parfait, c’est-à-dire celui qui est en même temps le plus simple en hypothèses et le plus riche en phénomènes ». Dans un tel monde, le mal, sans doute, a sa place, mais il « convient » ou s’« harmonise » avec l’ensemble et trouve ainsi sa raison d’être. Contre l’accusation partout portée par les hommes, on doit même tenir de ce point de vue son existence pour préférable à son inexistence. On peut s’imaginer, pour en faire des romans et des utopies, des mondes possibles sans péché et sans malheur, mais ces mondes seraient sans nul doute « fort inférieurs [… | au nôtre ». Effet de contraste rehaussant la beauté du tracé, le mal est un bien. Comment d’ailleurs l’homme pourrait-il s’ériger lui même en juge de toutes choses ? Comment l’expérience individuelle pourrait-elle faire loi pour l’universelle réalité ? Cette tendance à juger par rapport à nous n’est pas moins coupable que celle qui nous fait estimer plus volontiers certaines idées pour leur facilité que pour leur valeur. La bonté du monde ne se constate pas, elle se démontre. Produire cette démonstration, c’est la tâche propre d’une connaissance qui devra user, pour ce taire, d’arguments tirés non de l’expérience mais de la logique.
S’il est trop tôt pour examiner le détail de la doctrine leibnizienne, comment ne pas tenir en général pour caractéristique d’une métaphysique du mal la volonté de trouver à celui-ci une raison suffisante et de considérer pour ce faire non le détail des choses mais le tout qu’elles composent et la loi qui préside à leur agencement ? C’est d’ailleurs encore à Leibniz que l’on doit l’habitude de regrouper sous le nom de théodicée les arguments métaphysiques relatifs à la justification du mal. Ce néologisme est formé de deux mots grecs dont l’un signifie Dieu et l’autre justice. Comment le mal est-il possible sous un Dieu juste ou dans une Nature bien faite :
telle est, grossièrement formulée, la question à laquelle tente de répondre une discipline dont l’intérêt, encore une fois, n’est pas tant de « plaider la cause de Dieu », que de référer à un fondement intelligible l’ordre entier des phénomènes et d’étendre ainsi au maximum les ressources du discours cohérent.
Mais, ainsi compris, le projet d’une théodicée précède de beaucoup le nom qui le désigne dans la philosophie leibnizienne ; antérieur même au christianisme, il accompagne la pensée occidentale depuis ses origines grecques. Il est remarquable qu’il transcende alors bien des partages théoriques établis. Si l’on excepte l’orphisme, 0 il n’en trouve pas la formulation la plus claire chez les éléates et les champions d’« une nature complètement pétrifiée par la raideur logique » », mais chez celui en qui la tradition philosophique dominante s’est plu à voir le penseur de la contradiction, du devenir et de la docte innocence. Certes, c’est Mélissos, l’un des disciples de Parménide, qui affirme que l’être étant « un et tout entier identique à lui-même », « il ne saurait ni périr [… ] ni souffrir ni s’affliger », si bien que ces choses : mort, souffrance, affliction, ne sont, comme l’avait écrit déjà son maître, « que des noms donnés par les mortels dans leur crédulité ». Mais c’est Héraclite qui affirme que « les hommes tiennent certaines choses pour justes et d’autres pour injustes » mais que « pour Dieu, tout est beau et bon et juste ». D’un système philosophique à un autre, sans doute, les conceptions de l’« être » et de « Dieu » pourront varier ; il ne sera pas indifférent en particulier que l’on pense, sous le nom de Dieu, un être transcendant ou, à l’inverse, un principe immanent à la nature ou à l’histoire ; peut-être même devra t-on parler chez certains auteurs de théodicée sans Dieu. Mais il s’agira bien dans tous les cas, selon la définition qu’à l’autre extrémité de cette longue tradition, Hegel donnera d’une telle entreprise, de « rendre intelligible la présence du mal face à la puissance absolue de la Raison ».Le principe de raison suffissante