L'histoire de la philosophie à rebours
Celui qui adopte le genre (I), celui de la reconstruction rationnelle, peut en venir à insister sur la nécessité, afin de comprendre les philosophes du passé, de partir de nos problématiques contemporaines, en faisant l’histoire de la philosophie à rebours. Par exemple, Anthony Kenny (1984) considère que Wittgenstein, un philosophe contemporain, a eu un effet sur notre capacité de comprendre la scolastique médiévale, et en particulier saint Thomas. Comment ? En critiquant certaines thèses fondamentales de la philosophie moderne. Tout particulièrement, Wittgenstein a mis en question la thèse selon laquelle nous aurions un accès privilégié à nos contenus mentaux par une sorte d’introspection consistant à nous représenter nos propres croyances, pensées, idées, sentiments, émotions, volontés, etc. Il a au contraire insisté sur leur caractère « dispositionnelle ». Nous avons des capacités mentales, sensibles et intellectuelles, et nous sommes capables de vouloir certaines choses. Mais cela ne signifie en rien qu’il y ait un moi, un ego, qui croit, qui pense, qui a des idées, des sentiments, des émotions, des voûtions. Cette entité interne pourrait, par un effort d’attention, observer en elle-même ses objets mentaux, supposés présents dans son esprit. Wittgenstein rejette donc fermement le dualisme psychophysique, pour lequel une personne serait la réunion de deux substances, l’une mentale et l’autre physique, avec tous les problèmes posés par leur interaction. Il rejette aussi fermement le matérialisme pour lequel, à l’inverse du dualisme, il n’existe que des entités physiques. Les états mentaux seraient alors réductibles à des états de la matière.
Nous reviendrons sur ces questions dans le chapitre 6. Ici, il suffit de savoir que Wittgenstein, en les analysant et en suggérant une conception dispositionnelle de l’esprit – l’esprit est un ensemble de capacités et non un réceptacle d’états mentaux – permet de comprendre la philosophie de l’esprit (ou plutôt de l’âme) de saint Thomas. Selon Anthony Kenny, la philosophie de Descartes, telle qu’elle s’est diffusée dans toute la pensée moderne, nous rendait peu réceptifs à la philosophie thomiste de l’esprit comme disposition. La lecture de Wittgenstein serait une propédeutique (un savoir préalable qui en rend possible d’autres) à la compréhension de saint Thomas. Et en retour, la philosophie contemporaine gagne à la lecture de saint Thomas. Car on s’aperçoit aussi que certains de nos problèmes philosophiques actuels, pour peu qu’on s’oriente vers une philosophie de l’esprit qui n’est ni dualiste (l’esprit et le corps sont distincts) ni physicaliste (l’explication dernière de notre vie mentale sera donnée par les sciences physiques), trouvent une formulation, un traitement, voire une solution, chez saint Thomas.
L’histoire de la philosophie à rebours s’oppose au genre (II), celui de la reconstruction historique. Selon une formule suggérée par Pascal Engel (1999), au lieu d’aller d’amont en aval, en se laissant porter par ce que l’on considère comme le courant de la pensée philosophique, comme dans le genre (III) (l’histoire de l’esprit), c’est peut-être d’aval en amont qu’il faut aller, c’est- à-dire à rebours. Quoi que nous fassions, quelle que soit la méthode pratiquée, nous sommes des contemporains, et ne pouvons être rien d’autre. Il faut simplement éviter d’être naïvement anachronique. Puisque nous ne saurions pas ne pas l’être du tout, autant l’être franchement, en sachant de quelle façon. Tel est l’esprit d’une histoire de la philosophie à rebours. L’idéal est de comprendre les philosophes du passé en leurs propres termes, voire tels qu’ils se comprenaient, disent l’archéologue ou le structuraliste en histoire de la philosophie. Cependant, si X comprend Y, pour autant il ne devient nullement Y. Il adopte aujourd’hui l’attitude intellectuelle qu’il suppose avoir été celle de Y. Il simule la pensée de Y. Il reste contemporain. À cet égard, on remarque que des historiens de la philosophie adoptant le genre (II) peuvent être en désaccord sur les doctrines des philosophes qu’ils étudient, malgré le sérieux de leurs recherches et l’identité de méthode historique. Dans ce cas, leur opposition concerne la problématique philosophique qu’ils étudient chez tel ou tel philosophe, exactement comme cela pourrait être le cas lors d’un débat philosophique contemporain. Et leur désaccord est lui-même on ne peut plus contemporain.