Une mythologie baroque
Mobile, l’imagination baroque s’est plu aux métamorphoses. Elles abondent dans le ballet de cour et dans la pastorale ; ainsi, dans l’Amphitrite de Monléon, en 1630, le berger Léandre, désolé par l’inconstance de la déesse des flots, va se jeter dans la mer, quand il est changé en rocher. De Saint- Amant à d’Assoucy et à Benserade, Ovide connaît alors une fortune qui mériterait d’être étudiée. À son imitation, Saint-Amant avait imaginé La Métamorphose de Lyrian et de Sylvie ; dans une pièce des Tapisseries et peintures poétiques, le P. Le Moyne métamorphose les suivantes et le page d’Andromède ; il raconte l’histoire d’Actéon, et Germain Habert de Cérisy s’illustre par la Métamorphose des yeux de Philis en astres. Jean Rousset (95) a placé le génie baroque sous le patronage de Circé, la déesse des enchantements et des métamorphoses, qui est « constamment présente sur les scènes et dans les fêtes de France et d’Europe, depuis le Ballet de la Royne de 1581 jusqu’aux premiers ballets de Benserade » ; parfois, elle est remplacée par Calypso et Médée, ces magiciennes antiques. Avec Protée, elle donne figure au « mythe » baroque de « l’homme multiforme dans un monde en métamorphose ». Le dieu qui se métamorphose lui-même figure, en effet, dans plusieurs ballets de cour ; dans un poème en six chants, Protée et Physis, Desmarets de Saint-Sorlin le charge de représenter l’Art, par opposition à la Nature ; mais Physis se laisse séduire par les enchantements et les mensonges de l’artiste… Les poètes baroques marquent une prédilection pour les divinités qui symbolisent les éléments ou les phénomènes de la nature sujets au changement. Iris bénéficie de la faveur du thème de l’arc-en-ciel, qui réunit les deux tendances maîtresses de l’esthétique baroque, l’ostentation qui émerveille et le changement. Iris bénéficie de la faveur du thème de l’arc-en-ciel, qui réunit les deux tendances maîtresses de l’esthétique baroque, l’ostentation qui émerveille et le changement le paon et Circé ; dans l’ode de Saint-Amant sur La Pluie
… l’humide Iris étale
Son beau demi-cercle d’opale ;
dans l’ode de La Mer, Tristan L’Hermite dépeint les « monstres écaillés », « sortant de l’onde », après la tempête, et
Saluant Iris dans les cieux
Qui vient étaler dans la nue
Toutes les délices des yeux.
Avec Eole, roi des vents, les divinités marines sont souvent nommées : Protée n’est-il pas un dieu de la mer ? Le ballet des Noces de Thétis et Pélée met en scène la déesse, qui, « comme fille de Protée », se change en nuage, en monstre, en lion et en rocher. Dans La Solitude, Saint-Amant évoque la mer agitée, quand
… les chevelus Tritons
Hauts sur les vagues secouées,
Frappent les airs d’étranges tons
Avec leurs trompettes enrouées ;
d’autres poèmes font songer aux Tritons des fontaines baroques, comme celle du Bernin, place Barberini, à Rome et le thème des eaux ruisselantes et jaillissantes amène dans la poésie maintes Naïades.
Une mythologie gracieuse s’accorde à un sentiment vif et frais de la nature, chez un Théophile de Viau. Au début de l’ode sur Le Matin, le soleil se lève et
Ses chevaux, au sortir de l’onde,
De flamme et de clarté couverts
La bouche et les naseaux ouverts,
Ronflent la lumière du monde ;
on pense au groupe du Char d’Apollon, de J.-B. Tuby, à Versailles… Les Nymphes, Flore, Zéphyre animent agréablement quelques odes et élégies. On goûte surtout la troisième ode de La, Maison de Sylvie, qui sait faire sentir la fraîcheur d’un étang ombragé où se baignent les « amours » ; parfois, la nuit, Diane, la déesse de la lune, délaisse Endymion
Et s’en va là-dedans nager
Avecque ses étoiles nues.
Des influences étrangères ont aidé à rajeunir alors la mythologie. Si, dans les Belles Matineuses de Voiture, de Malleville, de quelques autres, 1’« Amante de Céphale », l’Aurore, sert à la fois aux compliments de la galanterie et à l’évocation des spectacles naturels, c’est à la suite d’Annibal Caro. À l’influence d’Ovide s’ajoute celle du « cavalier Marin », avec son Adone et, plus encore, les petits poèmes mythologiques de la Sampogna. Saint-Amant leur doit le pathéthique et la vivacité de son Andromède, dont le monstre a plus de couleurs que celui que décrira Théramène et où le combat entre Persée et le monstre ne manque pas d’une animation qui rappelle celle du combat, également aérien, de Calais et Zéthès contre les Harpies, dans l’hymne de Konsard. L’Arion de Saint-Amant est redevable encore à Marino, comme plusieurs poèmes du P. Le Moyne et L’Orphée de Tristan L’Hermite, où l’histoire d’Orpliée est négligée au profit de l’énumération pittoresque des arbres, des oiseaux, des quadrupèdes charmés par la lyre ; bien longtemps après, dans ».on Cortège d’Orphée, Apollinaire s’amusera aussi à un bestiaire, qu’illustrent li s bois gravés de Raoul Dufy. Avant le Virgile travesty de Scarron, en 1648-1652, et l’Ovide en belle h limeur, de d’Assoucy, en 1650, qui maintiennent au moins la tradition des gaietés mythologiques, les burlesques s’étaient inspirés des bernesques italiens et de Tassoni pour créer une épopée bouffonne, comme le Typhon de Si .m on. Aux mêmes influences, on doit ces caricatures que leur véhémence, leur outrance, emportent au-delà de la réalité jusqu’au délire de l’imaginaire et du rêve ; ainsi s’ébauchent des sortes de mythes de villes ou de pays : ceux i les « caprices » de Saint-Amant, la Rome ridicule, en 1643, L’Albion, l’année suivante, auxquels fera écho, un peu plus tard, le Paris ridicule de Berthod, de Guillaume Colletet, de Claude Le Petit. Doué d’un génie véritable pour la création dans l’ordre de l’imaginaire, un écrivain domine cette époque ; mais il est mort jeune et son œuvre a été mutilée. Il s’appelait Cyrano de Bergerac (90). Sa lettre Sur l’ombre que faisaient des arbres dans l’eau est un modèle de la rêverie de l’imagination ; le spectacle naturel la met en branle et lui fait élaborer toutes sortes d’hypothèses pour expliquer, à sa manière, ce qui a pu arriver à ces peupliers qui, dans l’eau, tremblent « d’un vent qui ne les touche pas ». Si, dans la lettre contre les Sorciers, Cyrano s’élève avec courage et lucidité contre des superstitions alors très répandues et se montre précurseur des Bayle et des Fontenelle, dans la lettre pour les Sorciers, il se révèle le précurseur du fantastique que les sciences occultes inspireront aux écrivains du XVIIIe siècle finissant et du XIXe ; il sait suggérer l’atmosphère magique, quand, dans l’attente et « l’horreur d’un silence effroyable », apparaît un Vieillard, qui se livre à d’étonnantes opérations ; c’est « le sorcier Agrippa », « dont l’âme, par métempsycose, est celle qui jadis animait le savant Zoroastre » ; il se dit encore « le diable Vauvert, le Juif Errant, et le Grand Veneur de la forêt de Fontainebleau » ; on comprend l’admiration qu’éprouvait pour cette lettre Charles Nodier, qui fut le premier à tirer Cyrano de l’oubli où il était tombé. Cyrano de Bergerac .1 touché à toutes les sortes de merveilleux, sans oublier la mythologie antique dont il fait un usage burlesque, comme lorsque, à la suite d’une Vision de Quevedo, il imagine des enfers où Jason se rencontre avec les « Courtisans d’Espagne », avides, eux aussi, de conquérir la Toison d’or… Dans ses grands livres, L’Autre Monde ou les Estais et Empires de la Lune et Les Estais et Empires du Soleil, il renoue avec la tradition des voyages imaginaires illustrée par l’Histoire vraie de Lucien, il s’inspire de la Cité du soleil de Campanella, de l’Utopie de Thomas More et de l’Arioste faisant voyager Astolphe jusqu’à la lune ; il annonce Swift, le Micromégas de Voltaire, L’Homme volant de Restif de la Bretonne, et jusqu’à Jules Verne ; quand il décrit la République des Oiseaux, il fait songer à Aristophane ; son imagination est aussi libre, qu’il raconte le combat de la Salamandre brûlante et de la Rémora glacée, ou qu’il nous transporte dans le Royaume des Arbres ; ses rêveries rappellent encore Rabelais et, par instants, annoncent Charles Fourier, avec son phalanstère astronomique et érotique.