Trois poèmes de Prométhée au XIXe siècle
En publiant, en 1838, son épopée de Prométhée, Edgar Quinet illustrait, par avance, la thèse de son livre sur Le Génie des religions : le progrès consiste dans l’idée de plus en plus parfaite que les hommes se font de la divinité. Le mythe de Prométhée témoigne, à la fois, de l’unité de cette recherche humaine, à travers les temps, et de son avancement ; il est tel, en effet, que le paganisme ne pouvait, en quelque sorte, l’achever ; il ne devient complet qu’avec le christianisme, qu’il annonce et prépare à sa manière : « tant que le Dieu nouveau ne paraît pas, le supplice du Caucase n’a aucune raison de finir ; le Christ, en détruisant Jupiter, est le seul rédempteur possible de Prométhée ». Ainsi, « en complétant par le christianisme la tradition de Prométhée, on se conforme à la suite naturelle des révolutions religieuses ». Mais, si « Prométhée est la figure de l’humanité religieuse », du même coup, « il renferme le drame intérieur de Dieu et de l’homme, de la foi et du doute… ». De là, la double originalité de l’histoire du titan, chez Quinet. Il est délivré, non point par Hercule, mais par les archanges Michel et Raphaël qui l’emportent « au sein de Jéhovah », cependant que « le nouveau Prométhée », le Christ, ressuscite les morts. En outre, dans la deuxième partie de l’épopée, Prométhée subit l’épreuve du doute :
J’ai rie sous le vautour. Des liens du rocher
Mon âme, en ce temps-là, savait se détacher.
Mais le doute est venu, seul tourment qui m’effraie…
Par là, ce Prométhée se montre bien romantique, touché par le génie de Byron, contemporain de Rolla et de Hugo, auteur du poème Que nous avons le doute en nous. Il est vrai que, dans son Introduction à l’histoire universelle, en 1830, Michelet faisait de Prométhée le précurseur de Hamlet, du Satan de Milton, et de Byron ; dans Le Génie des religions, Quinet fait place à Prométhée dans son « histoire du doute religieux » et le situe entre Job, qui ne va pas jusqu’à « l’imprécation », et le Faust de Goethe, qui accueille l’esprit qui nie…
Avec Louis Ménard, Prométhée devient le héros du rationalisme et glorifie la science. Le Prométhée délivré, publié en 1843, sous le pseudonyme de Louis de Senneville, est une œuvre de jeunesse et c’est sans peine ni péril que Baudelaire l’a éreintée. Sur le Caucase, Prométhée attend sa délivrance et s’entretient avec le chœur, qui représente l’humanité et passe en revue les religions qui se sont succédées, de Jupiter au Christ. Aux plaintes du chœur, le titan oppose sa confiance :
Les Dieux sont morts, car la foudre est à moi
– ce qui revient à dire, comme traduit Baudelaire, que « Franklin a détrôné Jupiter ». Paraît alors Io, qui est aussi « Magdeleine ou Marie » et qui provoque une violente attaque contre le christianisme : en pratiquant la résignation, les chrétiens ont laissé « le champ libre à toute tyrannie ». Mais Hercule arrive, qui est la force conduite par la science et qui délivre Prométhée :
Le serpent disait vrai : la science était bonne.
Devant le titan triomphant, défilent, pour finir, les fondateurs de religions, Manou, Zoroastre, Homère, père de la Beauté, Jésus-Christ, qui reconnaît : « La science a brisé ma couronne », mais qui a, sur les autres Révélateurs, la supériorité d’avoir aimé les hommes et voulu mourir pour ses « frères ». Les anciens dieux s’effacent tous et cèdent la place à la seule religion de l’idéal et de la science. Cinq ans plus tard, Renan écrivait L’Avenir de la science. Plus encore que le romantisme, le positivisme aura été chez nous, favorable à Prométhée. Le plus beau des trois poèmes qui nous occupent, le Prométhée de Louise Ackermann, relève, en effet, de cette philosophie. Daté de novembre 1865, il a paru dans la Revue moderne du 1er février 1866. Beaucoup plus court que les drames épiques de Quinet et de Ménard, il consiste en un discours adressé par le Titan à Jupiter. Le seul crime qu’avoue Prométhée est sa pitié pour les hommes, à qui Jupiter avait réservé un sort misérable. Pourtant, Prométhée l’a aidé dans sa lutte contres les Titans ; c’est qu’il voulait en finir avec la religion de la Terreur que représentaient ces divinités primitives et les remplacer par un dieu d’amour ; Prométhée a rêvé d’un Jupiter qui aimerait les créatures et qui serait
… le rayonnement
De la toute-bonté dans la toute-puissance.
Il avoue sa déception de s’être ensuite retrouvé
… devant l’iniquité céleste
Devant un Dieu jaloux qui frappe et qui déteste.
Il se désole de constater que
Celui qui pouvait tout a voulu la douleur !
Ainsi, Jupiter représente ici le christianisme, qui n’a été qu’en apparence un progrès, puisqu’il n’est pas véritablement une religion de l’amour. L’influence du poème des Destinées, par un an avant, est évidente : selon Vigny aussi, le christianisme a été un faux progrès, puisqu’à la destinée antique il n’a fait que substituer l’arbitraire de la grâce. Mais le Prométhée de Louise Ackermann voit au-delà du christianisme ; il prophétise que sa révolte sera continuée et achevée par l’athéisme :
Délivré de la Foi comme d’un mauvais rêve,
l’homme ne reconnaîtra pas d’autres dieux dans l’univers que « la Force et le Hasard ». Jupiter ne sera même pas honoré d’un blasphème ; l’homme gardera le silence et, dit le titan au dieu,
Il restera muet ; ce silence suprême
Sera ton châtiment.
Ici encore on aperçoit l’influence de Vigny, avec la fin du Mont des Oliviers et le « froid silence » de la créature, cependant qu’un écho du pessimisme à la Schopenhauer, alors en vogue, se laisse entendre dans ce beau cri :
Et s’il faut accepter la sombre alternative,
Croire ou désespérer, nous désespérerons.
Signalons encore que la Prométhéide de Péladan s’achève, d’assez intéressante façon, par la réconciliation de Zeus et de Prométhée, de l’Ordre et du Progrès, et hâtons-nous d’en arriver au chef-d’œuvre du thème de Prométhée, dans notre langue.