Symbolistes et Décadents le mythe selon Wagner
À la question de l’Existence du Symbolisme, Paul Valéry répond par le doute, mais aussi par la découverte d’une unité certaine chez les poètes qui, de 1870 à 1900, échappent à la stricte orthodoxie parnassienne et au naturalisme ; cette unité, il l’aperçoit dans la passion de la musique, et, par excellence, la musique de Wagner. Or, l’influence de Richard Wagner ne s’est pas bornée au seul domaine de l’art musical et de l’esthétique ; ses œuvres théoriques et ses idées sur la légende et le mythe ont aussi retenu l’attention. Dès l’origine, dans son article de la Revue européenne de 1861, sur Tannhäuser à Paris, Baudelaire cite longuement le passage de la Lettre sur la musique, où Wagner explique pourquoi le mythe est la « matière idéale du poète » ; le mythe est, en effet, « le poëme primitif et anonyme du peuple » où « les relations humaines… montrent ce que la vie a de vraiment humain, d’éternellement compréhensible » ; aussi le poète préférera-t-il à l’histoire, qu’envahit le détail particulier, la légende, qui « a l’avantage de comprendre exclusivement ce que cette époque et cette nation ont de purement humain, et de le présenter sous une forme originale et très saillante. » Cette universalité du mythe, Baudelaire l’admire et la souligne, en montrant l’analogie de la « légende » de Lohengrin avec « le mythe de la Psyché antique » ; il ajoute : « Eisa prête l’oreille à Ortrude, comme Eve au serpent » ; il lui paraît inutile de supposer des échanges entre civilisations : « Rien de ce qui est éternel et universel n’a besoin d’être acclimaté », déclare-t-il superbement, et il conclut :
… Le mythe est un arbre qui croît partout, en tout climat, sous tout soleil, spontanément et sans boutures. […] Comme le péché est partout, la rédemption est partout, le mythe partout. Rien de plus cosmopolite que l’Éternel.
En vérité, nul n’a parlé du mythe avec plus d’éclat et de justesse que Baudelaire inspiré par Wagner. Ces doctrines sont à nouveau exposées dans la Revue wagnérienne, qu’Édouard Dujardin et Téodor de Wyzewa font paraître de 1885 à 1888. Les ouvrages théoriques de Wagner y sont analysés, par exemple Art et Religion, où est expliquée la nécessité des « mythes ou symboles » par lesquels « l’art » communique au « peuple » les « vérités divines » ; grâce aux légendes et aux mythes, le théâtre wagnérien, qui est l’art complet, se montre, à la fois, artistique, populaire et religieux. Mais Wyzewa tient à bien souligner, le 8 juin 1886, que, dans l’art moderne, les légendes et les mythes ne sont « que des symboles » et recouvrent, chez Wagner, « la vie très- moderne des émotions qu’il créait ». Mallarmé, lui, prend nettement position, dans le numéro du 8 avril 1885, contre l’usage wagnérien de la légende et du mythe. Il admire, d’abord, et s’étonne : « Voici à la rampe intronisée la Légende. Avec une piété antérieure, un public, pour la seconde fois depuis les temps, hellénique d’abord, maintenant germain, jouit d’assister au secret représenté de ses origines. » Mais, dans cette Rêverie d’un poète français sur Richard Wagner, bien vite il donne à entendre que le goût des légendes et, sans doute, l’aptitude à s’y laisser prendre, sont étrangers à « l’esprit français » : « Quoi ! le siècle, ou notre pays qui l’exalte, ont dissous par la pensée les Mythes, ce serait pour en refaire ! » Positivisme de Mallarmé ! C’est que cet esprit critique qui « répugne… à toute légende » est « en cela d’accord avec l’Art dans son intégrité, qui est inventeur ».¡La légende n’est pas seulement anachronique ; elle entrave la liberté du créateur. Enfin, à « l’anecdote énorme et fruste », Mallarmé préfère un théâtre plus abstrait, plus idéal, et il conclut : point de mythes « fixes », ni « séculaires » et « notoires », mais un « type sans dénomination préalable », un pur « fait spirituel », nul « lieu » que « mental »…
Si l’influence des écrits théoriques de Wagner sur le drame symboliste est indéniable, ni Villiers de l’Isle-Adam, dont le sens aigu du mystère s’accommode mieux du fantastique, ni Maeterlinck, dont on connaît le goût pour la féerie et qui dut à L’Oiseau bleu son plus grand succès, n’ont usé d’une mythologie constituée et héritée, comme l’est celle des Niebelungen, reprise dans la Tétralogie. Vielé-Griffin a publié, en 1900, un drame inspiré de l’Edda, Wieland le Forgeron, dont le sens symbolique serait que la vie est une suite d’obstacles que l’être supérieur doit franchir. Joséphin Péladan, le Sâr Mérodak, a voulu, dans son ;Théâtre de la Rose-Croix, être le Wagner français ; pour ses « wagnéries », il a eu surtout recours à des mythes grecs, donnant, en 1895, une Prométhéide, qui reconstitue en vers libres la trilogie d’Eschyle, en 1897, un Œdipe et le Sphinx, « tragédie selon Sophocle » ; les mythes y sont imprégnés du spiritualisme qu’on devait attendre d’un Mage ; C’est aussi en wagnérien fervent qu’Edouard Dujardin a conçu son Antonia, légende dramatique, en vers libres ; les trois parties en furent jouées de 1891 à 1893, et firent quelque bruit. Ni la Germanie ni la Grèce ne lui ont fourni la « légende », qu’il invente, d’Antonia, « la femme éternelle ». Dans la première pièce, qui porte son nom, elle est l’« Amante » ; on évoque, à son propos, le péché d’Eve, mais le tentateur est Pâris ; dans la deuxième pièce, Le Chevalier du passé, elle est « la Courtisane » et, devenue Circé, elle procure à tous les hommes, jeunes et vieux, la toute-puissante illusion ; dans La fin d’Antonia, elle est « la Mendiante » et elle renoncerait à l’humanité si un jeune Berger, qui représente la Nature, ne la rendait mère ; elle est alors saluée dans sa triple réalité d’amante, de reine et de mère, par les trois Rois Mages. Maints autres symbolismes, illusion et réalité, formes de l’existence et absolu, surchargent ces allégories exsangues. Mais si des passions fortes les rendaient ardentes, violentes et brutales, si le drame, vraiment, éclatait, les faisant se ruer les unes contre les autres, ou se saisir et se posséder, si, cependant, elles continuaient à dire leurs émotions en langage poétique, mais savoureux, vigoureux, âpre, dru, si, encore, elles conservaient, dans leurs tribulations humaines, leur pleine et complexe valeur de symboles métaphysiques, alors, n’est-ce point le théâtre de Paul Claudel que nous verrions se dessiner, avec sa mythologie et ses mythes vécus et neufs ?