Significations de Prométhée
On sait combien répandue a été l’assimilation de Napoléon à Sainte-Hélène avec Prométhée enchaîné au Caucase et l’on ne s’étonnera pas non plus que Joseph de Maistre ait vu dans le martyre de ce dieu supplicié par un dieu la préfiguration de la Passion du Christ. Cette interprétation que propose le neuvième Entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg retrouve dans l’Orphée de Ballanche, où elle voisine avec une autre explication du mythe : Prométhée a légué à l’homme « la puissance de dompter l’aveugle nature » et « introduit sur la terre la loi du progrès » ; il représente « la marche progressive du genre humain, se faisant lui-même ». Ballanche inaugure ainsi ce que l’on oserait appeler la fortune saint-simonienne de Prométhée ; inventeur des arts et des métiers, le titan devient le héros du progrès qui rend l’homme maître de la terre, de la mer et des airs et qu’Enjolras, dans son discours sur la barricade des Misérables, qualifie d’« œuvre prométhéenne ». Les écrivains du XIXe siècle désignent très habituellement le titan comme le précurseur des grandes inventions, paratonnerre – et il sera le patron de Franklin chez Louis Ménard aussi bien que chez Hugo -, locomotive, navire à vapeur, aérostat – et, dans Plein Ciel, il « suit des yeux » l’ascension du vaisseau aérien qui symbolise le XXe siècle ; en 1961 encore, l’exploit du cosmonaute Gagarine a été salué, de toutes parts, par Pierre-Henri Simon aussi bien que par llya Ehrenbourg, comme une victoire de Prométhée. Les lignes de Ballanche que nous avons citées annoncent aussi la formule fameuse de Michelet, dans la Préface de 1869 : « L’homme est son propre Prométhée. » Or, ce progrès qui libère l’humanité ou, plus précisément, la constitue et la crée, passe par la révolte. Jupiter peut représenter les despotes et, au XVIIe siècle déjà, Hobbes faisait de Prométhée un rebelle, vainement insurgé contre le pouvoir absolu ; au XVIIIe siècle, Suard et Arnaud passent du côté de Prométhée et dénoncent en Jupiter « l’injustice profonde » qui est le propre « de la plupart des Souverains ». Le libéral Andrieu développe cette interprétation, en 1820, au lendemain du Premier Empire, et fait apparaître, dans la pièce d’Eschyle, la peinture complète de la tyrannie, avec les complices du tyran – Héphaïstos, l’Océan -, ses victimes – Io -, et Prométhée, dont on admire « le courage malheureux mais inflexible ». Le Second Empire inspirera à Hugo – et avec quel accent, quelle passion ! – une analyse semblable, dans le William Shakespeare : « Prométhée, c’est le droit vaincu. Jupiter a, comme toujours, consommé l’usurpation du pouvoir par le supplice du droit… » Mais la formule de Michelet est d’une application plus large : l’homme se fait lui-même en détruisant ce qui l’aliénerait, et, en particulier, toute idée fausse de la divinité, comme la pense Michelet lui-même, qui, dans la Bible de l’humanité, subordonne la lutte contre le despotisme royal à la lutte contre le christianisme, religion, à ses yeux, incompatible avec la démocratie : « Prométhée enchaîné […], écrit-il, c’est le libre, – la liberté d’autant plus forte qu’elle est fille de la Justice. Elle n’est point fureur titanique, une vaine escalade du ciel, mais la liberté juste contre le ciel injuste de l’Arbitraire (ou de la Grâce). » Karl Marx était plus radical encore, quand, en 1841, dans l’avant-propos de sa thèse de doctorat, il vénérait en Prométhée « le premier martyr du calendrier philosophique » et l’ennemi de « tous les dieux du ciel et de la terre qui ne reconnaissent pas la conscience humaine comme la divinité suprême ». Tel était bien le Prométhée de Shelley, héros de l’athéisme. Mais si le Prométhée libérateur a été, comme on sait, magnifié par Gœthe et par Shelley, les romantiques français ont multiplié les références au titan sans qu’aucune grande œuvre ne lui soit consacrée.
Une réponse pour "Significations de Prométhée"
Très intéressant. J’adore et cela me permet de me cultiver encore… jusqu’à la fin, ou de cause à effet.. je m’endormirai le temps venu… en tant que chacune des personnes qui acceptent leur divinité. Merci!