Romantisme; Napoléon ,le Surhomme ,Paris
Si l’épopée romantique aboutit à une vision mythique de l’histoire humaine, le romantisme a pris naissance dans une histoire que l’on dirait exemplaire. Quand les écrivains romantiques arrivent à l’âge d’homme, la France sort de la Révolution et de l’Empire, événements si surprenants que, pour un Joseph de Maistre, un Lamennais, ils doivent être interprétés comme le signe providentiel d’une époque climatérique. Robespierre, Napoléon ont été les instruments terribles de Dieu et leur passage sur terre prépare et annonce le renouvellement des temps. Il se trouvait qu’avec Napoléon, ce rôle évidemment surnaturel avait été accompli au cours d’une destinée exemplaire, elle aussi, par ses contrastes, et par un génie, de toute évidence, surhumain, lui aussi. L’histoire, en fée avisée, avait, à sa naissance, doté le romantisme du type même du surhomme fatal. La figure mythique que Napoléon (204-207) va prendre chez les écrivains se nourrira de la légende populaire de l’Empereur, Béranger se situant sans doute au point de contact entre le mythe littéraire et la légende, cependant que le Mémorial de Sainte-Hélène alimentera l’un et l’autre. De cette légende Balzac a rassemblé les éléments dans le chapitre du Médecin de campagne intitulé « Le Napoléon du Peuple » ; c’est Goguelat, soldat d’infanterie passé dans la Garde, qui en fait le récit merveilleux. Un pacte secret, nous apprend-il, a été conclu entre Napoléon et Dieu, dont la protection mettait (’Empereur à l’abri des balles au plus fort de la bataille. En Egypte, Bonaparte doit vaincre « un démon, nommé Mody, soupçonné d’être descendu du ciel sur un cheval blanc qui était, comme son maître, incombustible au boulet… » ; ce trait vient de l’épopée de Barthélémy et Méry, Napoléon en Egypte, parue en 1828 : le seul merveilleux que les auteurs s’y sont permis est la transformation en démon du chef des Mamelucks, « El- Modhi, ce typhon de l’Egypte » ; Goguelat croit à l’Homme Rouge, qui a inspiré une chanson satirique à Béranger ; ce personnage mystérieux apparaît à Napoléon « dans la montagne de Moïse », pour l’encourager et, dans la suite, lui prédit l’avenir et le fait « communiquer avec son étoile ». Enfin, Napoléon n’est pas mort
N’est-il pas vrai, mon dieu, qu’il n’est pas mort ?
chantait Béranger ; Goguelat ne doute pas qu’il vive, « seul dans le désert, pour satisfaire à une prophétie faite sur lui », car son nom veut dire « le lion du désert ». Napoléon, en effet, accomplit les prophéties et, à deux reprises, le vieux soldat le compare au Christ ; cette comparaison, que l’Ave des Polonais complète par l’assimilation de la France à la Vierge Marie, est très répandue dans la littérature napoléonienne ; non sans toucher au délire, elle atteindra son apogée dans le Napoléon d’Elie Faure, en 1921.
Une autre comparaison, très habituelle chez les écrivains, rapproche Napoléon à Sainte-Hélène de Prométhée sur le Caucase ; on la rencontre chez Béranger, chez Barthélémy et Mery, avec le « vautour britannique », dans le Napoléon d’Edgar Quinet, en 1835, au chant VI de La Divine Epopée de Soumet, dans les Mémoires d’outre-tombe, dans L’Expiation… et sans doute ce grand poème de L’Expiation, dans les Châtiments, fournit-il le seul vrai mythe de Napoléon que nous offre notre littérature : le destin de l’Empereur – la retraite de Russie, Waterloo, Sainte-Hélène – y est soumis à la loi divine de l’expiation, laquelle consiste, comme on sait, dans le déshonneur que Napoléon-le-Petit jette sur Napoléon-le-Grand ; car Napoléon a continué à vivre dans sa tombe de la chapelle Saint-Jérôme et c’est là que, dans la lumière de Dieu au jour de sa vengeance, le Titan puni a la vision du triomphe grotesque et hideux de Napoléon III ;l’histoire, avec l’épopée moderne qui l’accompagne, celle des guerres napoléoniennes, est prise dans le mythe qui l’achève et en révèle la signification. En dehors de ce poème qui, en 1853, marque aussi la fin de la légende napoléonienne, c’est une figure mythique de Napoléon que nos écrivains nous proposent. Quinet considère que Napoléon représente « le développement de l’individualité dans les temps modernes ». Julien Sorel était assurément de cet avis et Balzac admire dans Napoléon la puissance de l’individu, le « prodigieux phénomène de volonté », 1’« homme qui avait dans la tête un code et une épée, la parole et l’action », et dont Canalis, dans Autre Etude de femme, magnifie le destin riche en antithèses. Mais si Balzac est fasciné par le démiurge qu’a été Napoléon, il déplore son action dans l’histoire. Le surhomme n’a pas seulement subi lui-même sa propre fatalité, il a été funeste à la France et au siècle. Au début d »Illusions perdues, Balzac explique, à propos de Lucien de Rubempré, comment « l’exemple de Napoléon » fut « si fatal au dix- neuvième siècle », en déchaînant l’ambition et la volonté de puissance qui constituent l’individu et font le génie ou le criminel. L’individu libéré devient alors « le Génie du Mal », comme Balzac le montre dans une nouvelle où il propose sa version du mythe de don Juan, L’Elixir de longue vie : don Juan, c’est l’individu qui méprise tout ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire l’univers ; tel est le type du Don Juan de Molière, dit Balzac, du Faust de Goethe, du Manfred de Byron et du Melmoth de Maturin ; ce type s’incarne parfois dans certains hommes de génie, comme Bonaparte. Dans la lettre qu’il écrit à l’abbé Carlos Herrera avant de se suicider, Lucien de Rubempré résume toute l’humanité dans l’opposition de la postérité de Caïn et de celle d’Abel ; à la première lignée appartiennent Napoléon et, aussi bien, l’abbé Carlos Herrera, c’est-à-dire Vautrin, dont le génie fut sans doute égal à celui de l’Empereur, mais dont Dieu n’avait pas besoin et qu’il a laissé « rouiller » dans le crime.
Ainsi, chez Balzac, la figure mythique de Napoléon rejoint celle de Vautrin. L’un et l’autre se rattachent au type du Surhomme fatal, dont on attribue la paternité à Byron et que représentent Antony et Hernani, au théâtre, Rolla, dans la poésie, et, à sa manière, le Moïse de Vigny, ou, encore, le Monte-Cristo d’Alexandre Dumas. Jean Tortel (129) a, en effet, très bien montré comment, dans le roman populaire, issu de Balzac, dans Les Mystères de Paris d’Eugène Sue comme dans les Mystères de Londres de Paul Féval, chez Ponson du Terrail, chez Gaboriau, une « mythologie moderne » s’esquisse, dont le principe est « le Drame de la toute-puissance ». Monte-Cristo, Rocambole, plus tard Fantômas et Arsène Lupin sont des révoltés solitaires et des surhommes invincibles ; surhumain par sa perspicacité est aussi le policier génial créé par Gaboriau, Monsieur Lecocq ; il ne paie pas de mine pourtant, mais l’antithèse, le coup de théâtre, le déguisement et le retournement forment les structures habituelles de cette mythologie, qui retrouve les archétypes ; ainsi, le Héros qui revient de chez les Morts, comme Monte-Cristo, qui est Edmond Dantès ressuscité, ou Rocambole, transfiguré après que son corps a été repêché dans la Seine ; le thème d’Abel et de Caïn reparaît, chez Ponson du Terrail, dans l’opposition des deux frères, Andréa et Armand de Kergaz, un Abel qui sait se défendre ! Le Mal et le Bien, dans une simplicité mythique, se combattent ; les héros du Bien peuvent, d’ailleurs, se dissimuler derrière une apparence satanique ; tels, le Rodolphe d’Eugène Sue, le marquis de Rio-Santo, chez Paul Féval ; parfois, une transfiguration fait du plus grand criminel le Justicier le plus pur ; ainsi, de Rocambole.
Deux villes mythiques, dans ces romans : Londres et Paris, parfaitement similaires. Comme, plusieurs années avant, dans l’Histoire des Treize de Balzac, on assiste, selon la formule de Roger Caillois (208), à la « promotion du décor urbain à la qualité épique » ; la ville devient même un personnage, un héros. Dans l’ensemble de la littérature, se dessine alors un mythe de Paris, que Pierre Citron (209) a étudié de près. Le premier grand texte en serait, en 1831, Y élévation d’Alfred de Vigny intitulée Paris. Les images, celle de la fournaise en particulier, traduisent la vie tumultueuse, la furieuse production d’énergie qui caractérisent la grande ville ; les images du volcan, de la forge, du creuset ou de l’océan, bref des flots et du feu, se multiplient dans les textes nombreux qu’a recensés P. Citron et traduisent toujours cette idée d’énergie et de vitalité bouillonnante. Pour Balzac, Paris est une femme, parfois une courtisane, ou un monstre, « le plus délicieux des monstres », qui est décrit dans Ferragus, et devient, enfin, un espace imaginaire où circulent et se consument tous les fluides de l’énergie. Quel est le sens de cette agitation sans frein ? On hésite, et Vigny voit dans Paris, à la fois, l’Enfer et l’Eden du Monde. Il prophétise, cependant, sa suprématie spirituelle. C’est au lendemain des Trois Glorieuses, triomphe foudroyant d’une révolution toute parisienne, que le mythe de Paris s’est constitué. Une fois en possession de son idéologie républicaine, c’est-à-dire à partir de l’exil, Hugo incarnera dans Paris les valeurs révolutionnaires et populaires ; le génie même de ce Paris, c’est le gamin des Misérables, Gavroche ; fils de Thénardier, il sort de la populace et, tout en continuant à représenter la gouaille et la blague parisiennes, il est l’image même du peuple, dans sa bravoure généreuse, il devient le héros, le martyr et, très précisément, le drapeau de la révolution sainte qu’a définie Enjolras. Dans le texte sur Paris que Hugo a écrit pour l’Exposition universelle de 1867, Paris ressuscite et continue les trois villes qui ont fait la civilisation, Jérusalem, capitale du Vrai – et « du cri du Golgotha » Paris « a tiré les Droits de l’Homme » -, Rome, capitale du Grand, et Athènes, capitale du Beau ; Paris seul est, désormais, le « lieu de la révélation révolutionnaire ». Il conservera cette valeur dans les Trois Villes de Zola, où l’on retrouve les thèmes de l’activité forcenée, des contrastes multiples et violents, le tout dominé par l’image de Paris, « cerveau » du monde, ville initiatrice, civilisatrice et libératrice. Auparavant, le siège de 1870-1871 et la Commune avaient renouvelé le mythe, qui domine tout le recueil de L’année terrible, dédié « à Paris, capitale des peuples » ; Hugo s’écrie :
Ô Ville, tu feras agenouiller l’histoire,
et, dans le long poème de Paris incendié, la ville devient « l’œil énorme » du cyclope « genre humain » ; aussi bien sa mort serait-elle celle de l’humanité ; Hugo imagine ce naufrage dans « la nuit éternelle » contemplé par les fantômes des ennemis de la lumière, Torquemada, Borgia, Escobar, Sanchez, tous les « hommes noirs ». Mais le plus beau poème qui exprime le mythe de Paris révolutionnaire est celui que la défaite de la Commune a inspiré à Rimbaud, Paris se repeuple. Les thèmes de l’orgie parisienne et de la cité monstrueuse, avec les détails réalistes – gaz, murailles rougies – s’y accordent avec la valeur sacrée que mérite la ville de la révolution ; Paris est, en même temps, un ulcère puant et « la Cité choisie », « la Cité sainte, assise à l’Occident », et « la putain Paris » ; elle est « la rouge courtisane », avec « ses poings ardus » et, dans ses « prunelles claires », la « bonté du fauve renouveau » ; l’image prend corps et l’allégorie s’anime :
Ô cité douloureuse, Ô cité quasi morte,
La tête et les deux seins jetés vers l’Avenir…