Prométhée : D'Élémir Bourges à Louis Aragon
En 1922, La Nef d’Élémir Bourges nous ramène, dirait-on au temps d’Edgar Quinet, à ses ambitions syncrétiques et synthétiques, à la tentative gœthéenne d’Ahasvérus, et, quelques beautés qu’on y admire, on reste, comme devant l’épopée de Quinet, un peu accablé par les richesses de ces quatre cent cinquante pages de mythes et de symboles. Comme dans l’œuvre de Gide, l’action commence après la délivrance de Prométhée, que Bourges, conformément à la tradition, attribue à Héraclès. Le titan s’efforce de libérer les hommes du mal. En vain allume-t-il les sept flammes de l’esprit ; à chacune d’elles répond une « ténèbre qui l’engloutit ». Il s’adresse alors à Zeus, prêt à l’adorer, mais aucune des religions et philosophies qui se présentent à lui, déisme, panthéisme, matérialisme, ne parvient à le satisfaire ; toutes laissent subsister le mal. Prométhée décide de créer un homme nouveau ; il le modèle en argile et tente de l’animer de la seule flamme blanche de l’intelligence, en laissant de côté la flamme rouge du désir ; il n’y parvient pas, et son fils naît aveugle et promis à la souffrance inséparable de la vie. Emportant son fils dans ses bras, Prométhée s’éloigne, à la recherche de la clarté qui le fuit, cependant que les Argonautes repartent à la conquête de la Toison d’or, des « choses de la terre », et que le bon Héraclès retourne aux joies simples de la vie… R. Trousson commente ainsi cette fin : « La conclusion de l’œuvre semble consacrer le double échec de la raison et de la foi. En fait, le Prométhée de Bourges renonce à l’utopie de la solution définitive que l’une ou l’autre pourrait apporter aux inquiétudes humaines, mais il ne renonce pas à la recherche », et, par là, il annonce le Sisyphe de Camus, qui roule son rocher sans espoir, mais non sans courage ni même sans bonneur…
Le mythe de Prométhée a, un instant, retenu Camus, en 1946, avec le bref essai de Prométhée aux enfers, dans l’Eté. Prométhée est « ce héros qui aima assez les hommes pour leur donner en même temps le feu et la liberté, les techniques et les arts » ; il est celui qui « ne peut séparer la machine de l’art » ; les temps modernes relèguent ce titan humaniste aux enfers, en préférant la machine à l’art ; il faut leur rappeler la leçon de la Grèce et de Prométhée, qui ne dissociaient pas l’utile et le beau, l’art et les techniques. Plus énigmatique est le plus récent de tous nos Prométhée, celui qui, en 1960, apparaît vers le début du livre d’Aragon qui a pour titre Les Poètes: « La scène représente un jeune homme vers 1890 », qui, « dans un hôtel de cinquième ordre rue Cujas ou Royer-Collard », travaille à un poème sur Prométhée et finit, épuisé, par s’endormir sur son édredon rouge. Tel quel, bras et jambes en croix, le poète est « Prométhée enfoncé dans la plume après le passage des oiseaux ». Le ton est – grinçant – celui de l’ironie, de la dérision ; pourtant, vers la fin, après la scène burlesque où Vulcain, « maître de forge devenu bourreau », enchaîne Prométhée et tente vainement de discuter de la liberté avec la Violence et la Force – deux Messieurs que l’on dirait fascistes et qui bousculent Vulcain et sa philosophie de petit-bourgeois -, le monologue de Prométhée prend son envol. Par une imagination admirable, ce n’est pas le vautour qui vient torturer le Titan, mais, en un cauchemar authentique, la nuée terrible et multiple des oiseaux,
… épouvante légère
Poussière de peur aérienne
« foule impalpable des oiseaux » qui s’abat sur Prométhée. Ce supplice,
Le poignard innombrable des oiseaux
c’est le
Monstrueux amour du ciel avec sa victime
Accouplement de la vie et de la mort
Interminable massacre de l’homme d’où sort l’homme.
C’est le martyre propre au poète : le supplice de Prométhée, c’est cette mise en contact – atroce – du ciel et de la terre, mais c’est d’un tel supplice qu’il fera jaillir un mot, un nom, la parole irremplaçable :
Et rien ne fera jamais plus que cela n’ait pas été dit
À défaut de tout autre chose au monde dit et choisi.
Grandeur et dérision du poète. Fécondité, aussi, et monstruosité des révolutions, au contact du passé et de l’avenir, de la terre et du ciel, enfer céleste ou ciel infernal, massacre de l’homme d’où sort l’homme. Ainsi, avec Bourges, au lendemain de la Première Guerre mondiale, avec Aragon, au lendemain de la dénonciation de Staline, le Prométhée du XXe siècle reste un héros du progrès, mais combien modeste dans sa foi – si elle persiste…