Le retour à l'Antiquité: le thème du Centaure
À partir de 1843, la poésie française fait retour à l’Antiquité grecque (133, 137). Le romantisme l’en avait détournée, au profit du Moyen Age, non sans qu’un Alfred de Musset eût, jusque dans Rolla, dit son regret du
… temps où le ciel sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de dieux.
Dans la préface de Mademoiselle de Maupin, Théophile Gautier avait réhabilité la Grèce antique, dès 1836, et c’est le romantisme, qui, en fait, a conduit à la Grèce âpre et comme barbare de Leconte de Lisle {116). Les deux principaux initiateurs de ce retour à l’Hellade sont Victor de Laprade, qui, avant sa Psyché, avait publié les poèmes grecs de Sunium, en 1837, et d’Eleusis, en 1839, et Théodore de Banville, dont Les Cariatides font éclater, en 1842, la joie d’un néo paganisme tout de formes et de couleurs ; c’est l’extase devant des dieux éternellement jeunes, des déesses somptueusement belles et nues, un « Olympe de salle de fêtes », disait Anatole France… L’« école païenne », que Baudelaire attaque avec violence, en 1852, dans La Semaine théâtrale, triomphe et c’est en vain qu’en 1855 Maxime Du Camp, dans ses Chants modernes, adjure les poètes de se détourner des « dieux morts depuis deux mille ans » et, à son exemple, de chanter plutôt la locomotive.Banville s’est peu soucié d’accorder avec sa foi catholique un paganisme qui se passe de pensée ; la Grèce spiritualiste de Laprade manque, au contraire, de couleur et de pittoresque, mais ses mythes ont une portée philosophique et religieuse. Avec plus de génie et dans une prose d’une riche harmonie, Maurice de Guérin (120, 126, 130) avait donné l’exemple nouveau d’une palingénésie personnelle : ce n’est ni l’histoire de l’humanité ni telle philosophie ou tel dogme qu’il a voulu exposer dans son poème du Centaure, publié par la Revue des Deux-Mondes du 15 mai 1840. Les courses emportées du centaure Macarée, son repos du soir à l’entrée de la caverne, la sagesse de Chiron, dans sa vieillesse sereine, la double nature elle-même du centaure, voué aux galops sans frein, incliné à la méditation, bref la figure mythique de l’homme-cheval exprime, dans une complexité qui exige la musique et le mythe plutôt qu’un exposé ou une solution rationnels, les problèmes et agitations de la vie intérieure chez l’auteur du Cahier Vert : se laissera-t-il emporter vers le dehors et trouvera-t-il le divin dans l’ivresse panthéiste ou se retournera-t-il vers l’intérieur et rencontrera-t-il son Dieu dans le recueillement silencieux de l’âme ? De semblables problèmes animent le poème en prose de La Bacchante resté inachevé ; Maurice de Guérin y a, selon l’expression de Zyromski {131), inscrit « dans le mythe du déchaînement… le mythe de l’ordre ». Ce traitement personnel du mythe annonce de loin la manière symboliste et l’usage qu’un André Gide fera des légendes de Prométhée, d’Œdipe ou de Thésée, pour exprimer son tourment intime et résoudre le problème même de son être. 11 semble, en outre, que Maurice de Guérin soit à l’origine du thème du Centaure qui, à travers le Parnasse, va nous entraîner jusqu’aux premières années du XXe siècle. Son influence est évidente dans le grand poème que Leconte de Lisle fait paraître, en 1847, dans La Phalange, sous le titre d’Orphée et Chiron, et qu’il reprendra, sous le titre de Khirôn, dans les Poèmes antiques. Le centaure, qui fut le maître d’Achille, raconte à Orphée l’histoire de la Grèce, les temps anciens des Pélasges, l’arrivée des envahisseurs blonds venus du Nord, la lutte des religions et le combat des dieux et des titans. Le personnage de Leconte de Lisle combine les caractères des deux centaures de Guérin, la force déchaînée de Macarée, la sagesse et la science de Chiron :
Ô jours de ma jeunesse, ô saint délire, ô force !
chante Khirôn, avant de conclure par la résignation : le Chiron de Guérin renonçait à découvrir le secret des dieux et de l’homme ; celui de Leconte de Lisle désigne, au-dessus des dieux eux-mêmes la grande force aveugle et « impassible », le Destin. Chez les deux poètes, le centaure est la figure mythique qui exprime la rencontre, le conflit, la synthèse de la puissance vitale, qui se veut sans limites (Khirôn fut, d’abord, immortel), et de la sagesse méditative, recueillie et sereine. La double nature du Centaure a aussi sollicité José-Maria de Heredia, mais en dehors de tout symbolisme philosophique ; les sonnets de Nessus et de La Centauresse suggèrent la puissance étrange de la vie amoureuse chez cet être qui mêle
Au rut de l’étalon l’amour qui dompte l’homme…
Heredia a redit aussi le combat des Centaures et des Lapithes, mais, ici, le thème du Centaure rencontre un autre grand thème parnassien, celui d’Hercule, que nous étudierons plus loin. C’est encore la légende d’Hercule qui introduit le thème du Centaure, au début des Jeux rustiques et divins : Déjanire, silencieuse et troublée, regarde, sur la grève marine,
Ruer la Centauresse et hennir les Centaures.
Le livre a paru en 1897 et Henri de Régnier nous retiendra bientôt comme poète symboliste ; mais, gendre de Heredia, il se rattache à la famille parnassienne d’autant mieux qu’il a évolué vers une manière qui rappelle André Chénier. Avec le thème du Faune ou du Satyre, le thème du Centaure occupe la première place dans sa poésie. Les évocations pittoresques abondent, hennissements, ruades, galops ; dans la Forêt fabuleuse qu’évoque un poème de La Sandale ailée, le monstre antique rencontre la bête médiévale, chère aux Symbolistes, et l’on voit, en un « merveilleux combat héraldique et païen », sous les branches se heurter
Le Centaure au poil roux et la Licorne blanche.
Henri de Régnier ne s’en est pas tenu à ces indications rapides et suggestives ; chez lui aussi, le Centaure devient symbole, quand, à l’exemple de Macarée et de Chrion, il se fait pensif. Il en va ainsi du centaure Aphareus, dans La Sandale ailée, où l’on retrouve la structure du mythe du Centaure, chez Guérin et Leconte de Lisle : Aphareus fut, « au temps de sa rude jeunesse », le plus vigoureux, le plus rapide, le plus impétueux des Centaures ; puis, il partit pour un très long voyage et, quand il revint, sa barbe était blanche et il boitait un peu ; il demeurait grave, solitaire et muet ; c’est qu’« aux champs thessaliens », il conservait
Le regret de la Mer où chantent les sirènes !
Devenu méditatif comme ses prédécesseurs, ce centaure symboliste n’accède pas à leur sérénité et sa pensée entretient la nostalgie des Ailleurs… Nostalgique, également, le centaure Phrixtts, dans le même recueil ; lui aussi, fut heureux, fier et fort, au temps de sa jeunesse ; il reste, désormais, « morose et solitaire », pour avoir aperçu, un jour, dans une clairière, le grand Cheval ailé, et, dans un « morne désespoir », voici que va mourir
Le Centaure Phrixus, de Pégase envieux.
Un peu avant, dans La Cité des eaux, en 1902, le poème de La Course réunit les deux types de Pégase et du Centaure ; le poète y salue comme « Maître » et « Libérateur » un centaure vénérable, qui, une fois encore, rappelle Chiron ; tel est le Pégase qu’il souhaite pour se faire emporter en une course effrénée, jusqu’au sommet de la montagne, « dans le soleil ». Sage et vieux, ce centaure a su conserver sa puissance et il aidera le poète à retrouver le délire de la communion avec les forces de la nature. Ainsi, chacun de ces centaures, de Maurice de Guérin à Henri de Régnier, figure, de façon diverse, le mariage ou le divorce de la force et de la pensée.