Orphée et les enfers intérieurs
Les puissances les plus redoutables et les plus bénéfiques, le plus haut pouvoir de l’homme et sa plus inévitable défaite, se réunissent dans le mythe d’Orphée : la magie de la voix humaine, comme verbe et chant, l’amour et la mort. Telles sont les trois puissances qu’exalte un des plus beaux morceaux de la poésie universelle, la fin du livre IV des Géorgiques, où Virgile dit et déplore l’histoire d’Orphée et d’Eurydice. Ajoutons qu’auteur légendaire des hymnes orphiques, initiateur des Mystères, Orphée apparaît comme le poète civilisateur et fondateur de religion, le mage qui révèle les secrets divins. Enfin, si Orphée arrachant Eurydice aux enfers fournit la plus haute image de pouvoirs du chant et de l’Amour, l’amant inconsolable est ensuite mis à mort par les Bacchantes qu’irrite son dédain ; le héros de l’amour plus fort que la mort tombe victime de la fureur sensuelle des prêtresses de Dionysos. Le mythe d’Orphée exige la présence de tous ces éléments et, n’étudiant pas le thème (70, 157), nous ne nous attarderons pas sur l’usage multiple qui a été fait de l’image ou, simplement, du nom d’Orphée pour figurer ou désigner le poète. C’est ainsi qu’il apparaît à maintes reprises chez Hugo et qu’on le retrouve, chanteur « aux paroles de miel », dans le Khirôn de Leconte de Lisie comme dans le poème des Exilés, La Cithare, où Banville a fait de lui le poète qui donne une voix à la souffrance universelle. Tel encore l’Orphée de Paul Valéry, dans le sonnet de 1891 qui porte son nom (159) : nulle Eurydice, mais, déjà, pour le jeune esthète qui publie le Paradoxe sur ^Architecte et pour le futur auteur d, Eupalinos, cet Orphée, dont le chant meut les pierres et leur ordonne la construction du Temple, ne descend point aux enfers et s’apprête à devenir l’Amphion que glorifiera, avec la musique de Honegger, le mélodrame de 1931. Eurydice est absente, aussi, de l’épopée de Ballanche, où Orphée représente une époque de l’histoire et apparaît comme l’initiateur des Grecs à la Tradition universelle et secrète, qui découle de la Révélation primitive. Amusons-nous, un instant, à l’Orphée aux enfers de Crémieux et Offenbach : le joueur de lyre y laisserait volontiers Eurydice chez Pluton si les dieux ne le contraignaient à se montrer fidèles à son mythe ! Plus désinvolte encore, l’Orphée qu’André Gide a chargé de conclure la Ballade des plus célèbres amants, dans Les Nourritures terrestres :
Eurydice, ma belle, je suis pour vous Orphée
Qui, d’un regard, dans les enfers, vous répudie,
Importuné d’être suivi.
C’est de la philosophie idéaliste, de la poésie conçue comme symbole des vérités cachées qu’Orphée devait attendre sa plus grande faveur ; de fait, les romantiques ne l’ont point chargé de représenter le poète mage, alors qu’Éva Kushner (158), qui va nous guider ici, voit la fortune d’Orphée, dans notre littérature, commencer avec le Symbolisme. Le point de départ en serait, en 1889, le livre d’Edouard Schuré, Les Grands initiés, qui place Orphée aux côtés des plus illustres fondateurs de religion, Krishna, Moïse, Jésus… Schuré raconte, à sa manière, la vie d’Orphée, créateur des Mystères, révélateur d’une religion universelle où Zeus et Dionysos se réunissent dans le même être cosmique ; mais il est en butte à l’hostilité des Bacchantes, en particulier de leur reine Aglaonice, à l’amour malsain de laquelle il a ravi Eurydice ; Aglaonice se venge en empoisonnant Eurydice. Jean Cocteau a repris l’histoire d’Aglaonice à Schuré, dont le livre connut un très grand succès, en particulier dans le groupe de la Rose-Croix esthétique fondé par le sâr Péladan ; Saint-Pol-Roux, le magnifique, en fit partie, un temps, et en a exposé la doctrine au début des Reposons de la Procession : son idéoréalisme, empreint de l’idéalisme propre au mouvement symboliste, semble orphique à Eva Kushner parce qu’il fait de l’univers un ensemble infini de rapports que reflète et dévoile la parole du poète ; la poésie révèle les rapports de chaque chose avec la Beauté unique et rétablit le Magnifisme primitif. C’est dans cette lignée que se placerait l’Orphée de Fernand Divoire, recueil de poèmes répartis en cinq chants, qui paraît en 1922 ; on y voit le poète, au prix d’Eurydice deux fois perdue, élargir son inspiration et devenir l’interprète du « grand chant du monde ».
Un autre point de la doctrine du Magnifique, où l’on reconnaîtra l’influence de Péladan, est la place centrale qu’il accorde au mythe de l’Androgyne : « L’âme du poète a deux sexes… » Or l’image d’Orphée , apparaît souvent aussi chez Apollinaire, fondateur du mouvement pictural de l’orphisme, qui devait succéder au cubisme et l’accomplir ¡ Le Poète assassiné constitue, à la fois, une autobiographie déguisée et une reprise originale du mythe d’Orphée : Croniamental, poète mythique et moderne, est Apollinaire et Orphée ensemble, il est mis à mort par les femmes : son Eurydice, c’est Tristouse Ballerinette, ou Marie Laurencin, qui tue Croniamental : le poète inspiré est le Mal-aimé, parce que l’homme et la femme, comme il est dit dans Onirocritique, représentent deux « éternités différentes », deux modes opposés de l’existence. Le massacre d’Orphée par les Ménades introduit dans le mythe un thème misogyne, surtout dans la version rapportée par Ovide, selon laquelle Orphée, ayant perdu Eurydice, aurait inventé et enseigné l’homosexualité, provoquant ainsi la colère des femmes frustrées. La misogynie caractériserait assez bien le mythe d’Orphée au XXe siècle ; mais, à y regarder de plus près, c’est moins de misogynie qu’il faudrait parler que de la quête de l’androgynie idéale. Comme l’écrit très justement Eva Kushner, au sujet de Segalen, Cocteau, Jouve et Pierre Emmanuel : « Chacun de ces écrivains voit […] l’âme du poète scindée en deux parts, l’une latente et passive, l’autre créatrice et dominatrice. L’une porte le nom d’Eurydice ; l’autre est Orphée », et leur union permet seule la création poétique, dans sa plénitude. Ainsi, c’est une Eurydice intérieure, si l’on peut dire, qu’Orphée perd et retrouve et c’est dans son âme qu’il descend pour triompher de la mort. Le mythe d’Orphée s’épanouit, dans notre littérature, en s’intériorisant et non sans l’aide de la psychanalyse freudienne. Si le romantisme, plus tourné vers l’extérieur, nous est apparu, dans l’élan de sa révolte, prométhéen plutôt qu’orphique, un écrivain de ce temps, plus proche, il est vrai, d’un Novalis que d’un Hugo, a annoncé cet Orphée du XXe siècle, l’Orphée des enfers intérieurs : dans Aurélia, Gérard de Nerval présente la folie et son exploration comme une descente aux enfers qui aurait lieu à l’intérieur de l’âme ; ce point de départ sera notre point d’arrivée, avec le mythe d’Orphée chez Pierre Emmanuel, où la descente aux enfers correspond à la plongée dans l’inconscient.
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