Narcisse chez Paul Valéry
Un sonnet, daté du 28 septembre 1890, le poème Narcisse parle, paru dans la livraison de La Conque du 15 mars 1891, repris et modifié dans l’Album de vers anciens qui est publié en 1920, les trois Fragments du Narcisse, qui, avant d’être réunis dans Charmes, en 1926, ont paru en revue ou dans la première édition de Charmes, de septembre 1919 à mai 1922, la Cantate du Narcisse, en 1939, attestent l’importance durable de ce mythe, dans l’inspiration de Valéry.
Le sonnet de 1890, dans ses diverses versions, pose le thème :
Car je m’aime !… ô reflet ironique de moi !
et se distingue par la place faite au corps : ce reflet de Narcisse, c’est son corps, et sa soif de lui-même, c’est à ce corps qu’elle s’adresse, à
… ce noble vase harmonieux, ma chair!
Le Narcisse parle de 1891 se caractérise aussi par la sensualité ; car ce n’est pas Gide, mais Valéry qui met sur les lèvres de l’éphèbe cette apostrophe à son image :
Ô chair d’adolescent et de princesse douce !
Un autre trait caractéristique de ce poème est le moment choisi : Narcisse se penche sur l’eau à la nuit tombante, par qui « la fontaine claire » est « éteinte » ; l’image s’efface et Narcisse verse ses larmes sur un tombeau vide, comme celui de Narcissa… Absente des autres textes que nous avons cités, la lune apparaît, miroir rival, et, dans la version de 1920,
… la lune perfide élève son miroir
Jusque dans les secrets de la fontaine éteinte.
Dans cette parcelle privilégiée de la nature qu’est la fontaine, l’homme a pu se voir, sous la forme d’un corps ; puis, la nature – la nuit – abolit cette image, qu’elle remplace par le reflet de la lune. Mort et limite, importance attachée au corps, comme seule image du moi que nous saisissions, dialectique de la nature et de la conscience, déjà, dans ce poème ancien, que Valéry dit avoir voulu « fort simple » et réduit au « chant d’un malheureux trop beau », s’esquissent les thèmes du mythe qui va s’épanouir dans les Fragments.
Le premier reprend et développe le Narcisse parle. Semblables sont le paysage et le moment. L’éphèbe demande aux Nymphes de la source de « toujours dormir », afin qu’aucun frisson ne trouble l’image qu’il contemple. Mais, s’il souhaite cette « absence divine », Narcisse sait que, sans ces « belles fontaines », il n’aurait jamais rencontré son image. Sans la nature, la conscience ne pourrait se produire ; mais la nature, qui permet le reflet, en est aussi la limite et le menace. Voici que la lune élève son miroir dans le miroir même où la figure humaine était apparue :
Jusque dans le repli de l’amour de soi-même,
Rien ne peut échapper au silence du soir…
Le fragment orchestre ces complexes rapports entre le moi et la nature, soit que Narcisse oppose son visage en pleurs au calme incorruptible des Nymphes, soit qu’il éprouve la volupté des hiérogamies cosmiques, quand la nuit est le sommeil de la journée après l’amour :
Ô douceur de survivre à la force du jour,
Quand elle se retire enfin rose d’amour,
Encore un peu brûlante, et lasse, mais comblée…
Narcisse, pourtant, ne saurait se fondre dans la nature ; comme l’a bien vu P.-O. Walzer (156), « l’être en qui la conscience est née est incapable de communier parfaitement avec le calme de la nature » – il faudrait dire même : avec la nature.
Pour l’inquiet Narcisse, il n’est ici qu’ennui !
La conscience n’existe que séparée. Narcisse revient à son image, à « la chair lumineuse » que lui offrent les eaux et à laquelle tout « l’enchaîne ». Le fragment s’achève par le triomphe menacé de Narcisse, car, dans cette image, il a découvert 1’« inépuisable Moi », « trésor d’impuissance et d’orgueil ». Le moi a été, en effet, saisi à la fois comme réalité absolue et dans sa limite. Le moi absolu s’étonne et s’émerveille de son image particulière. Dans un passage de ses Cahiers, Valéry précise bien la signification fondamentale de son mythe de Narcisse, qu’il oppose à la version de Gide :
Mon Narcisse n’est pas le sien. Le mien est contraste, la merveille que le reflet d’un Moi pur soit un Monsieur ; – un âge, un sexe, un passé, des probabilités et des certitudes. Ou que tout ceci exige ou possède un invariant absolu – exprimé par cette contradiction : je ne suis pas ce [celui] que je suis. Non sum qui sum, ou : Moi est une propriété de ce que je suis.
Que si le moi pur, qui se sent universel, se saisit lui-même sous une forme particulière, cette forme qui le limite lui paraît, en même temps, adorable et il s’en éprend. Dans le deuxième fragment, la fontaine devient le miroir de la vie humaine, le témoin de toutes les amours, du plaisir, du mensonge, de la souffrance de tous les « fous qui crurent que l’on aime ». Valéry renverse la tradition qui dénonce, dans l’amour de Narcisse pour lui-même, une folie. Narcisse, au contraire, échappe à l’erreur des amants ; il sait que l’on ne connaît et que l’on n’aime que soi :
Mais moi, Narcisse aimé, je ne suis curieux
Que de ma seule essence ;
Tout autre n’a pour moi qu’un cœur mystérieux,
Tout autre n’est qu’absence.
Seule réalité que nous possédions, seule vérité qui nous soit totalement permise, notre moi ne s’apparaît à lui-même que dans sa limite, qui est le corps :
Ô mon bien souverain, cher corps, je n’ai que toi !
On songe à la fervente prière au corps, dans Eupalinos : l’homme ne pense qu’avec son corps – contre et avec lui, selon lui. Le troisième fragment insiste : oui, l’on ne connaît et l’on ne possède que soi ; Narcisse attribue à son amour la valeur d’une loi universelle :
J’aime… J’aime!… Et qui donc peut aimer autre chose
Que soi-même ?…
Cette déclaration est suivie, derechef, par l’éloge du corps :
… Toi seul, ô mon corps, mon cher corps,
Je t’aime, unique objet qui me défend des morts !
Le moi n’est pas un monde que par le corps ; puis, sans le corps, l’âme se confondrait avec la mort : la conscience, si elle n’est conscience d’un corps, s’évacue dans le néant indéfini :
L’âme, l’âme aux yeux noirs, touche aux ténèbres mêmes,
Elle se fait immense et ne rencontre rien…
Entre la mort et soi, quel regard est le sien !
C’est la mort, cependant, qui triomphera finalement : Narcisse se penche sur son reflet et « l’insaisissable amour »
Passe, et dans un frisson, brise Narcisse, et fuit…
Dans la Note qu’il a placée en tête de la plaquette où, en 1926, il a réuni ses Etudes pour Narcisse, Valéry nous rappelle qu’il n’a écrit que les fragments d’un mythe laissé inachevé : « Quoique – ajoute-t-il – j’aie ébauché cette fin, où l’on eût vu la nuit tombée sur la fontaine, l’image adorée abolie, et, à sa place, tout le ciel étoilé, reflété par l’eau ténébreuse. » Ainsi, la lune a remplacé, dans la fontaine, l’image de l’éphèbe. Valéry signifiait-il par là la mort comme retour au cosmos, ou bien, peut-être, la connaissance, c’est-à- dire la conscience reflétant le cosmos ? Quoi qu’il en soit, le cycle s’impose, du poème de 1891 aux Fragments : la fontaine reflète le ciel et la forêt ; un bref instant, proprement unique, elle révèle à Narcisse l’image de lui-même ; puis, le crépuscule passé, la nuit éteint la fontaine, où se reflètent la lune et le ciel étoilé. Image, ou mythe, de la condition humaine.
La Cantate du Narcisse, libretto écrit pour la musique de Germaine Tailleferre, est, nous dit Valéry, « tout distinct et tout différent » des poèmes que nous venons d’étudier. Cette pièce où Narcisse refuse l’amour auquel le convient les Nymphes, suit, pourtant, le même schéma que les poèmes. La Nymphe qui sort de la fontaine promet à l’éphèbe un amour qui ne s’efface pas avec le jour : elle ne meurt point le soir, et c’est quand la nuit, s’étoilant, se reflète dans la fontaine, qu’elle l’invite à aimer ; mais Narcisse n’est épris que de son « Beau Corps, claire Idole de l’Onde », il disparaît et, dans la fontaine, un astre seul se mire. Un texte de prose, L’Ange, daté de mai 1945, reprend encore le problème posé pour Narcisse : l’Ange, assis sur le bord d’une fontaine, s’y mire et s’y voit Homme et en larmes. Il s’étonne : comment, Intelligence pure, esprit qui est « connaissance de toute chose », peut-il pleurer ? Il interroge : « Tête charmante et triste, il y a donc autre chose que la lumière ?» Il y a, pour l’homme, la limite, le corps, la mort ; Narcisse en pleurs, c’est M. Teste qui, sans pour autant faire la bête, découvre qu’il n’est pas un ange, que la conscience pure n’existe pas, qu’elle implique limite et séparation et que l’esprit de l’homme ne concevrait pas la lumière s’il n’y avait la ténèbre. La Jeune Parque (174), comme Narcisse, commence par les larmes, qu’elle est sur le point de verser ; elle devait s’appeler, d’abord, Psyché ; mais l’âme humaine n’existe qu’à travers la durée qu’elle tisse et le nom de Parque ne laisse pas de lui convenir ; le poème chante les moments, avatars, aventures du moi : « Harmonieuse Moi », « Mystérieuse Moi »… De Teste à la Jeune Parque et à Narcisse, le mythe valéryen du moi révèle ses constances et se diversifie richement. A son tour, le Faust de Valéry, comme Narcisse et la Parque, s’étonne de son moi, qui vit, respire, voit, qu’il touche ou qui se touche, qui est – et « cela est incroyable… ». Faust, délaissant l’insuffisant Méphistophélès, monte au plus haut, et y rencontre « le Solitaire ». Qui est-il ? « Monsieur SEUL » ? Mais il se dit aussi LEGION. « J’étais plus intelligent qu’il ne faut l’être pour adorer l’idole Esprit », déclare-t-il à Faust ; et, un à la fois et plusieurs, c’est l’idole Moi que dénonce également le Solitaire. Cet effrayant personnage hurle sa vérité : d’abord, que la Nuit n’est rien puisqu’il lui suffit de fermer les yeux pour abolir le ciel étoilé ; puis, pour finir, que cette conscience non plus n’est rien, ou plutôt n’a été qu’un défaut – et nous retrouvons ici la faute originelle que le Serpent reprochait au créateur et que Narcisse, aussi, déplore, selon l’épigraphe du premier des Fragments : Cur aliquid vidi ? Pourquoi suis-je et pourquoi quelque chose a-t-il été ? Le solitaire appelle les
Puissances de l’instant, Sainte diversité,
qui le gardent contre son corps et contre son âme,
Contre la vie et le désir et le regret, […]
Contre moi-même, que je hais comme une épouse,
– et ce dernier vers rappelle et contredit Narcisse qui a aimé son moi comme un fiancé… Protégé de « tout ce qui n’est pas digne de ne pas être », le Solitaire demande à être lavé
D’une faute commise avant que rien ne fût !
N’est-ce point désigner ainsi le péché du Créateur?… Mais le pessimisme valéryen est souriant ; s’il faut tenter de vivre, il n’est point désagréable de vivre. Narcisse, c’est M. Teste, mais beau et désirable ; ses poèmes chantent la splendeur adorable du corps et du monde et sont comme imprégnés de ce pancalisme que Bachelard dit essentiel au mythe de Narcisse et des eaux calmes. Ainsi, mythe valéryen du moi, les poèmes de Narcisse illustrent encore le paganisme essentiel à la poésie de Valéry, comme à sa philosophie de l’esprit que le corps met au monde.