L'essence de la guerre : Le conflit collectif
La guerre, écrit Gaston Bouthoul, « suppose un ennemi actif et organisé2 ». Cet « ennemi » est un terme générique renvoyant à un collectif d’hommes considéré comme devant être réduit par la violence. « La guerre, dit Clausewitz, n’est rien d’autre qu’un duel à une plus vaste échelle ». Point de vue atomistique, individualiste, que les tenants du holisme en sociologie pourront contester : une guerre n’est ni un duel à grande échelle ni un ensemble de duels (selon le schéma classique de la bataille qui voudrait que chaque combattant dût lutter contre un ennemi particulier). Cela dit, la guerre garde du duel sa structure fondatrice : s’il est collectif, le conflit armé que l’on nomme guerre ne met jamais aux prises plus de deux camps. Grotius rappelle que bellum, la guerre en latin, dérive de duelle, le duel. Letymologie du terme de guerre l’attachait donc à la particularité du conflit. Mais cette particularité possède un sens général : la guerre met nécessairement deux parties en présence. On peut rester neutre, à l’écart d’une guerre mais une guerre ne se conduit jamais à trois.
Dans Du contrat social, Rousseau définit la guerre comme la « relation d’État à État dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement, non point comme hommes ni même comme citoyens mais comme soldats». Deux idées essentielles sont ici énoncées : la guerre est une action de type politique ; la guerre fait de l’homme un soldat (c’est la guerre qui fait le soldat tout autant que le soldat, la guerre) c’est-à-dire un homme qui ne combat pas l’ennemi pour des motifs personnels (psychologiques et sentimentaux). Si la guerre est un conflit armé à sens politique, les guerres dites privées ne peuvent s’entendre que comme des métaphores.
C’est sur des critères logiques tirés d’Aristote que Thomas d’Aquin avait distingué la rixe singulière, la sédition particulière et la guerre générale : « La guerre se fait à proprement parler contre les ennemis du dehors, comme une lutte de peuple à peuple. La rixe, elle, se fait d’un particulier à un autre particulier, ou d’un petit groupe à un autre. La sédition, au contraire, se produit à proprement parler entre les parties d’un même peuple qui ne s’entendent plus ; lorsqu’une partie de la cité, par exemple, se soulève contre une autre».
Revenons à la question de l’ennemi. La guerre ne commence pas par des coups de canon, disait Clausewitz, elle commence lorsque l’on nomme l’ennemi. La langue latine dispose de deux termes pour le désigner : inimicus est l’ennemi personnel, hostis, l’ennemi public, celui que l’on combat à la guerre. C’est ce dernier terme hostisqui a donné en français « hostilité » – mot qui au pluriel (« les hostilités ») désigne les opérations de la guerre. A la différence de l’inimitié qui peut rester personnelle et subjective, l’hostilité se nourrit de motifs objectifs. « La guerre n’est pas une relation d’homme à homme, dit Rousseau, mais une relation d’Etat à Etat ». C’est pourquoi le combattant n’a pas à éprouver une haine particulière envers son ennemi . Il n’y a pas, à proprement parler, de guerre entre les individus. Le duel n’est pas une guerre. Si Hugo Grotius n’était pas de cet avis, c’est parce qu’à son époque les individus représentaient beaucoup plus qu’eux-mêmes.
A partir de quelle taille un collectif est-il susceptible de mener une guerre ? Les bandes primitives qui ne réunissent qu’une poignée de guerriers ne se livrent-elles qu’à des escarmouches ou bien se font-elles réellement la guerre ? La question des limites est difficile à trancher mais de même qu’une guerre ne se mesure pas au nombre des tués, elle ne se mesure pas au nombre de ses engagés. Les empires de l’Antiquité lançaient sur les champs de bataille un nombre colossal de guerriers (plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de milliers d’hommes) ; il faudra attendre l’apparition des guerres nationales, au XVIIIe siècle, pour voir resurgir des armées aussi imposantes. Le caractère collectif de la guerre se renforce, en effet, à la fin du XVIIIe siècle, avec sa nationalisation. Avant cette date, la guerre était menée par des volontaires et des mercenaires, donc par une petite minorité de la population. La Révolution et l’Empire vont généraliser le système de la conscription obligatoire : désormais, n’importe quel citoyen peut être soldat. Hegel fut le témoin de cette « popularisation » de la guerre dans laquelle la subjectivité du combattant est dépassée. Dans le Système de la vie éthique, le philosophe allemand écrit à propos de cette nouveauté historique : « Cette guerre n’est pas une guerre de familles contre familles, mais de peuples contre peuples et, par conséquent, la haine même est indifférenciée, sans rapport avec la personnalité individuelle. La mort entre dans l’universel, de même qu’elle sort de l’universel, et elle est sans colère, celle-ci se produisant parfois mais se supprimant aussi bien. L’arme à feu est l’invention de la mort générale, indifférente, impersonnelle, et ce qui pousse à donner la mort, c’est l’honneur national, non le désir de porter atteinte à un individu. Bien plutôt l’offense qui donne lieu à la guerre advient dans l’indifférence complète de l’honneur concernant tout individu particulier ». Une idée analogue est reprise dans les Principes de la philosophie du droit : « Cette manifestation n’est pas dirigée contre des personnes prises individuellement, mais contre un tout hostile en général, de sorte que le courage personnel apparaît comme un courage qui n’est plus personnel. Ce principe a contribué à la découverte de l’arme à feu et ce n’est pas un hasard si l’invention de cette arme a changé l’aspect purement personnel du courage en un aspect plus abstrait ». L’âge de l’épopée, qui était celui des héros, est révolu. Désormais, la guerre est le choc brutal de masses qui s’ignorent mutuellement. Malgré toute sa lucidité, mais aussi parce qu’il salue cette politisation accrue de la guerre, Hegel n’avait pas vu que la fin du courage seulement personnel coïncidait avec l’apparition d’une certaine barbarie.