L'essence de la guerre
Dans un fragment, Héraclite dit que « la guerre est commune, et la justice, discorde ». Ce qui ne peut s’entendre en moins de trois sens : a) la guerre se vit sur le mode de la rencontre, tandis que la justice implique le différend ; b) les contraires sont unis (la coïncidence des opposés est le thème central de la pensée d’Héraclite) ; c) alors que la justice est source de controverses (on ne s’entend pas sur sa nature), sur la guerre, tous tombent d’accord. Dans le même sens, Gaston Bouthoul a dit de la guerre qu’elle est « le plus immédiatement identifiable de tous les phénomènes sociaux». Cela étant, « identifiable » ne signifie pas « compréhensible » ni, a fortiori, « explicable ». Le rapport entre l’événement historique désigné par le terme de guerre et l’idée de guerre n’a rien de certain.
Clausewitz opposait l’essence de la guerre qu’il appelait guerre absolue à la guerre réelle, qui est l’objet propre de la théorie de la guerre qu’il entendait édifier. Mais cette « guerre réelle » ne peut être évidemment saisie que par la médiation du concept.
Le recours à l’usage courant risque de nous plonger dans des difficultés non moindres. Le langage pathétique des responsables politiques et des grands médias de masse use .et abuse du terme de guerre pour faire saisir le sérieux d’une action (guerre au tabac ! guerre aux kilos superflus !) ou d’une situation (la guerre des gangs, la guerre du pétrole…). Le concept de guerre a tout à perdre à ces métaphores.
Les typologies ont presque toujours procédé par dichotomies. La plus ancienne est celle qui oppose la guerre étrangère à la guerre civile (cette division est implicite dans les écrits de Jules César). La guerre peut mettre aux prises le soi et l’autre, elle peut aussi déchirer le soi. Pour Locke comme pour Hobbes, la. guerre civile (qu’ils ont connue directement l’un et l’autre) sera la guerre par excellence, celle qui, plus que la guerre étrangère, pose un problème véritablement philosophique. L’idée remonte aux Grecs.
Machiavel distinguait les guerres impériales, qui visent la soumission, et les guerres coloniales, qui visent l’acquisition. Cette typologie est téléologique : elle repose sur les objectifs de la guerre et non sur la désignation de ses acteurs.
De toutes, la distinction entre guerre privée, qui voit s’affronter des particuliers, et guerre publique, qui met aux prises des États, distinction courante à l’âge classique, est la plus fragile. Sans doute parce que les guerres modernes engagent des peuples entiers, par contrecoup ce que l’on appelait « guerre privée » nous apparaît davantage comme un conflit personnel que comme une guerre à proprement parler.
L’opposition de la guerre défensive et de la guerre offensive a un sens à la fois moral et stratégique. Dans le droit de la guerre, les guerres défensives ont été le plus volontiers justifiées, les guerres offensives ne l’étant que dans la mesure où elles pouvaient être assimilées à des sanctions.
Enfin les temps modernes ont vu naître un nouveau type de guerre, la guerre révolutionnaire (ou subversive), guerre civile menée par un groupe déterminé contre les autorités politiques en place en vue de conquérir le pouvoir et d’instaurer un ordre politique et social nouveau.
La question est de savoir si ces différentes espèces mettent en difficulté la cohérence du concept de guerre ou bien, à l’inverse, la constituent, auquel cas toute définition ou déterminations de la guerre ne devra rien laisser en dehors d’elle. Il faudra trouver
des caractères suffisamment généraux pour convenir aussi bien aux guerres étrangères que civiles, offensives que défensives. Trois traits peuvent être présentés comme nécessaires (universels) : la violence armée, le cadre collectif et l’implication globale