Les mythes antiques dans le théâtre français de Jean Cocteau à Jean Anouilh
Un des faits les plus remarquables dans l’histoire du théâtre français au XXe siècle est ce retour aux mythes antiques (145, 147, 152-152), dont Cocteau semble l’initiateur et que Jean Giraudoux et Jean Anouilh ont particulièrement illustré. L’Orphée de Cocteau donne le signal, en 1927, cependant que le mythe d’Œdipe inspire Gide et Cocteau lui-même, avec La Machine infernale. Surtout, Giraudoux, qui, avec Siegfried, vient de commencer, en 1928, sa seconde carrière, celle du théâtre, où il connaîtra les plus grands succès, donne, en 1929, Amphitryon 38, – trente-huitième version de l’antique légende ! Puis, une Judith, en 1931, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, en 1935, Electre, en 1937 – son chef-d’œuvre et le chef- d’œuvre, sans doute, de ce genre de drame que nous allons caractériser -, en 1939, enfin, emprunté à la légende germanique, Ondine. Anouilh prend alors le relais, en 1942, avec Eurydice, que nous étudierons dans le chapitre traitant d’Orphée, avec Antigone, la plus connue de ses pièces, en 1943, et Médée, en 1946. Jean-Paul Sartre avait débuté au théâtre l’année même d’Antigone avec sa pièce des Mouches, qui raconte et interprète à neuf l’histoire d’Electre et d’Oreste. Ces œuvres reflètent assurément les différences considérables qui distinguent leurs auteurs, et l’élégance aimable, souriante, désinvolte, de Giraudoux, contraste, par exemple, avec la couleur sombre, les dissonances grinçantes, le comique tendu, le décor volontiers sordide d’un Anouilh logeant sa Médée dans une roulotte. Cependant, on ne peut qu’être frappé par l’identité des caractères propres à toutes ces pièces, tant dans leur forme que dans leur visée.
Cette Médée bohémienne relève d’une volonté de moderniser le mythe, sans souci des anachronismes, de le traiter sans solennité, en le désacralisant. Ce trait est constant dans tout ce théâtre ; Amphitryon 38 est, ainsi, une comédie mythologique fort joyeuse, où Jupiter se souvient du Faust de Gounod et s’écrie, devant la maison d’Alcmène : « Salut, demeure chaste et pure !… » Plus loin, il enseigne à Amphitryon, réticent, la recette pour fabriquer de la poudre, avec charbon et salpêtre. Dans la tragédie même, la plaisanterie ne perd pas ses droits et Electre, fille insolente, déclare à sa mère, Clytemnestre : « Tout le monde ne peut pas être comme ta tante Léda, et pondre des œufs. » On songe à La Belle Hélène de Meilhac et Halévy, qui fit tant rire sous le Second Empire ; Gide, traitant le mythe de Prométhée en sotie et, avant lui, Jules Laforgue, avec ses Moralités légendaires, avaient préparé les voies à Giraudoux, chez qui la parodie, les gaietés mythologiques, dont la tradition, disions-nous, remonte jusqu’à Lemaire de Belges, aboutissent au chef-d’œuvre. Chef-d’œuvre par l’esprit, mais aussi par la profondeur. Cette ironie, ce refus de prendre le mythe au sérieux, ce jeu, établissent la distance, ou, comme on dit, d’après Bertolt Brecht, la distanciation, dont le théâtre ne saurait se passer. Cette façon de traiter les mythes permet de styliser les personnages et de mieux dégager la signification universelle de l’histoire racontée ; « devant nous, l’aventure humaine […] se stylise », confie Jupiter à Alcmène, et, du coup, Alcmène et Amphitryon représentent le couple humain, par excellence : « J’aime votre couple » avoue le dieu. « J’aime, au début des ères humaines, ces deux grands et beaux corps sculptés à l’avant de l’humanité comme des proues. » Ce n’était que plaisanteries et, même, joyeusetés ; on se moquait du mythe, mais on le retrouvait, dans son essence : voici le temps du mythe : au début des ères humaines, voici l’archétype, qui s’érige aux origines… Précisément, Amphitryon 38exalte l’ordre humain, opposé à l’ordre divin et à la tentation de l’infini : Alcmène refuse l’immortalité, la transformation en astre, la science faustienne du cosmos’; elle reste fidèle à l’homme, et le couple, encerclé, si l’on peut dire, par le dieu, mais solide et ferme, dans sa modestie, figure et définit l’humanité. Dispensant de tout souci de réalisme, de vraisemblance, d’analyse psychologique, le jeu avec le mythe libère le théâtre et laisse toute la place à la réflexion, à la pensée ; grâce au mythe, le théâtre devient le lieu idéal où s’affrontent les idées, où l’on discute de la fatalité de la guerre, de l’art de gouverner et si le crime qui a fondé le bonheur d’Argos doit demeurer impuni, si c’est Electre ou Antigone qui ont raison, ou bien un Egisthe ou un Créon, singulièrement plus intelligents que les brutes antiques dont ils portent le nom. Mais si le mythe, par sa stylisation, donne pleine liberté aux idées et à la philosophie, l’histoire elle-même et le dénouement sont imposés à l’écrivain : la guerre de Troie, en dépit du titre, a eu lieu. Aussi ce théâtre mythologique tend-il vers la tragédie : les jeux sont faits, c’est au passé qu’à la fin d’Electre, le Mendiant sarcastique raconte l’action qui et en train de s’accomplir, et le cri d’Egisthe, qu’Oreste tue, interrompt son récit ; alors, pur de toute émotion trop sensible, trop physique (comment Margot pleurerait-elle à Electre ? La distanciation que l’on sait l’en empêche), l’angoisse tragique se produit, saisit et stimule l’intelligence, la méditation.
Au lendemain et au temps même d’un François de Curel, d’un Bernstein, d’un Edouard Bourdet, le mythe a donc sauvé le théâtre. En outre, le choix des mythes alors traités révèle les préoccupations du temps. L’Electre de Giraudoux et l’Antigone d’Anouilh sont étonnamment parallèles, cependant que Les Mouches reprennent encore l’histoire du meurtre d’Egisthe et de Clytemnestre. La Seconde Guerre mondiale, la Résistance appelaient ces mythes exemplaires du jeune militant (ou – mieux – de la jeune militante), intransigeant et fragile, dans son intrépidité, et qui, en un combat douteux, prend un parti extrême. Mais Créon, peut-être, a raison. Faut-il agir ou attendre ? Faut-il agir, quelles que puissent être les conséquences immédiates de son acte, si celui-ci est juste ? On oserait dire que tous les drames de l’occupation et de la Résistance sont exprimés – à l’état pur – dans l’Antigone d’Anouilh. Héroïne de toute résistance, Antigone n’est-elle pas vouée à ces époques de guerre difficile ? En 1947, Brecht en a fait la patronne des Allemands qui résistèrent au régime nazi et, dans l’été 1965, l’Antigone de Sophocle fut jouée, à Dijon, avec une mise en scène qui, par des interventions de femmes vietnamiennes et de maquisards vietcongs, invitait – assez pesamment – à appliquer la pièce antique et le vieux mythe à la cruelle guerre d’aujourd’hui.
Une réponse pour "Les mythes antiques dans le théâtre français de Jean Cocteau à Jean Anouilh"
Merci,ça m’a été bien utile pour mon exposé !!