" Le Prométhée mal enchaîné " d'André Gide
Traitant du Prometheus und Epimetheus que Cari Spitteler publiait en 1881, R. Trousson (166) note excellemment : « Son Prométhée échappe au dilemme Science-Dieu qui tourmente ses contemporains. De science, il n’en a cure, puisque la foi en son Ame n’est pas affaire de connaissance, et le ciel peut rester vide, puisqu’il est son propre Dieu, par-delà le bien et le mal. » Le Prométhée mal enchaîné (163-164, 240), que Gide fait paraître dans L’Ermitage de janvier à mars 1899, relève de la même filiation nietzschéenne et, en contraste marqué avec le mythe romantique ou positiviste de Prométhée, constitue un de ces mythes du moi qui nous occuperont au chapitre suivant – avec cette différence que, si Narcisse peut figurer le moi aux prises avec le problème de la connaissance de soi, Prométhée doit être plus actif et représentera ici le moi se libérant. Au Prométhée libérateur de l’humanité succède un Prométhée, héros de l’individualisme.
Cette liberté éclate, dès l’abord, dans la désinvolture avec laquelle Gide a transformé le mythe en sotie. L’ironie est constante, très appuyée, et son inflexion propre me semble être l’espièglerie, comme il convient à quiconque se libère – enfant éternel, depuis toujours brimé et bridé, et qu’une pirouette a suffi à libérer, puisque les « chaînes, tenons, camisoles, parapets et autres scrupules » n’ont point de solidité, étant dépourvus d’existence objective. Prométhée n’a qu’à étirer son bras droit pour être libre et descendre « le boulevard qui mène de la Madeleine à l’Opéra », quartier des banques où l’on rencontre Zeus, le Miglionnaire, et des cafés où le garçon ménage les rencontres entre personnages aux noms divers, grecs comme Damoclès, romains comme Coclès. Et c’est alors et là que commence la véritable aventure, car Prométhée a amené avec lui son aigle ; qu’en va-t-il faire ?
D’abord, il doit entendre l’histoire de Coclès et de Damoclès, qu’un caprice de Zeus a gratifiés, le premier, d’une gifle, le second, d’un billet de cinq cents francs. Caprice, ou « acte gratuit », possible à Zeus seul, qui est Dieu ; que si l’acte divin est gratuit, c’est qu’il n’est point de fondement métaphysique absolu ; la gifle, puis un œil crevé par l’aile de l’aigle vaudront à Coclès prospérité et contentement ; l’argent reçu provoque en Damoclès interrogation, scrupule, conscience et la mort. Ainsi, l’univers est absurde, dans l’acception qu’ensuite Sartre et Camus ont donnée à ce terme ; il ne recèle ni sens ni valeurs et cette absurdité est exprimée par le caractère saugrenu de tout le récit.
Prométhée, pourtant, nourrit son aigle avec amour, car il est écrit : « Il faut qu’il croisse et que je diminue » ; il va jusqu’à prononcer une conférence pour persuader les hommes de la nécessité d’avoir et de nourrir un aigle. « Je n’aime pas les hommes ; j’aime ce qui les dévore », tel est le message de Prométhée. Mais qu’est donc l’aigle ? « Tout au plus une conscience », jugent les consommateurs qui assistent à son arrivée malencontreuse au café ; mais c’est qu’alors, il était piteux, maigre, dépenné. Depuis, aimé, il est devenu très beau ; au moins, Prométhée en juge-t-il ainsi, dans son amour pour l’aigle, qui le paie de retour en l’enlevant de la prison où il avait été placé pour avoir fabriqué des allumettes sans licence. L’aigle n’est-il encore que la triste conscience morale ? Ce serait une erreur de le croire. Quand il prononce sa conférence, Prométhée est déjà à moitié libéré ; il a secoué ses chaînes, et c’était chose aisée. Il ne croit plus aux valeurs préexistantes et fondées dans l’être, puisqu’il proclame qu’on ne saurait, en aucun cas, échapper à la pétition de principes et que « toute pétition de principes est une affirmation de tempérament ». C’est pourquoi il conclut sa conférence en expliquant qu’il faut aimer son aigle, sinon il reste « gris, misérable, invisible à tous et sournois ; c’est lui qu’alors on appellera conscience, indigne des tourments qu’il cause sans beauté ». Qu’au contraire, on aime son aigle, il deviendra beau ; mais qu’est- ce donc qu’aimer son aigle, sinon affirmer son propre tempérament ? Que Coclès creuse sa cicatrice et son orbite vide, que Damociès continue à devoir cinq cents francs, mais sans honte, et qu’il tâche « d’en devoir plus encore, de devoir avec joie ». Telle est la leçon de Prométhée : « Mais je vous dis ceci : l’aigle de toute façon nous dévore, vice ou vertu, devoir ou passion ; cessez d’être quelconque, et vous n’y échapperez pas. » Ce n’est donc point la morale – chrétienne ou laïque – que prêche Prométhée, apologiste de l’aigle, mais bel et bien – au-delà de toute morale – l’affirmation de soi.
Or cette éthique, cette morale immoraliste n’apporte encore qu’une très insuffisante libération. Prométhée la dépasse, dans le discours qu’il prononce sur la tombe de Damociès, mort pour s’être demandé qui était Dieu. Tournant le dos à la tombe, car il est écrit : « Laissez les morts ensevelir les morts », Prométhée raconte l’histoire de Tityre et de Moelibée. Tityre est devenu l’esclave, non de son aigle, mais de son chêne ; il a cultivé trop longtemps le don – sinon de Dieu, peut-être du diable, la graine que lui donna Ménalque ; il fait fructifier ce don, devient riche et bienfaisant, puisqu’une ville entière vit de son souci. Mais vient à passer, sur les grands boulevards, Moelibée, qui se promène nu, comme était nu Prométhée, sur le Caucase, quand Asia l’épousait ; Moelibée enlève Angèle à Tityre, qui se retrouve dans les marais originels de son ennui. Son erreur avait été de travailler, de croire si fort à cette graine, qui était son idée ; son péché a été l’esprit de sérieux qui l’a rivé à l’idée qu’il s’est faite de lui-même, à son œuvre. Prométhée, lui, a tué son aigle et le mange à déjeuner avec Coclès et le garçon. La morale traditionnelle (Tityre, qui est maire, etc.) l’éthique immoraliste (cultiver son aigle pour qu’il soit beau) sont dépassées, par un mouvement nietzschéen très authentique, dans la liberté. C’est cette liberté suprême que Prométhée signifie, lorsqu’à la fin de son allocution, il proclame qu’il a trouvé le secret du rire. Dans l’univers absurde dont la structure même du récit dénonce les ambiguïtés et qui ne peut se dire qu’en-style saugrenu, aucune limite ne saurait être posée ; il convient de rester toujours capable de rire de toute chose, y compris de son œuvre, et Le Prométhée mal enchaîné s’achève dans la dérision. C’est que l’art lui-même n’est pas une valeur absolue et définitive ; sans doute, cet aigle dont Prométhée nourrit la beauté de sa propre substance représente-t-il l’œuvre à laquelle l’artiste se sacrifie ; mais cette éthique, celle de Mallarmé, de Proust, est aussi dépassée : on mange l’aigle. Encore une telle œuvre ne saurait-elle aboutir à une conclusion qui la fixerait, la figerait. Les dernières lignes, l’aigle mangé, reposent la question : « Je le mange sans rancune – dit Prométhée : s’il m’eût fait moins souffrir il eût été moins gras ; moins gras il eût été moins délectable. » Ajoutez que Prométhée reconnaît qu’il en a « gardé toutes les plumes ». S’il n’avait été André Walter, Gide aurait-il écrit Le Prométhée niai enchaîné ? Pirouette pour finir, dira-t-on ? Assurément, ou, plutôt, selon l’enseignement de Nietzsche, danse divine d’une liberté qui va jusqu’à se délivrer d’elle-même.