Le merveilleux féerique,des ballets de cour aux "Contes" de Perrault
La mythologie s’étale à l’aise dans les ballets, puis dans la pastorale dramatique et la pièce à machines qui la supplante après 1630 ; les deux Corneille y ont excellé ; Thomas, en 1675, donnera une Circé ; dans La Conquête de la Toison d’or, Pierre avait, en 1660, représenté le combat aérien de Calais et Zéthès. En 1671, Molière, Corneille et Quinault composent ensemble la tragédie ballet de Psyché ; l’année suivante, Lulli s’attache Quinault par un traité, et l’opéra mythologique commence son règne.
Mais, à côté d’un Thésée, d’une Proserpine, d’un Phaéton, Quinault a écrit aussi un Amadis, un Roland, où l’on retrouve Démogorgon sous la figure d’un roi commandant à une troupe de génies, un opéra d’Armide et Renaud. Le Moyen Age chevaleresque, l’Arioste et le Tasse (45-46, 48) inspirent l’imagination baroque autant et plus que la mythologie antique. Au demeurant, la fable et la féerie font bon ménage et, dans son Ballet de Psyché, en 1646, Benserade réunit les quatre magiciennes, Circé et Médée, l’Alcine du Roland furieux et l’Armide de la Jérusalem délivrée ; trois ans avant, dans son Ballet de la nuit, il avait, selon le procédé du « ballet en ballet », fait danser Thétis et Pélée devant les héros de l’Arioste, Roger, Bradamante, Médor et Angélique. Les fêtes en l’honneur de Mlle de La Vallière, du 7 au 13 mai 1664, pour lesquelles Molière écrit sa première comédie-ballet, Les Plaisirs de l’île enchantée, empruntent leur thème au Roland furieux; on y voit Roger, dont le rôle était tenu par Louis XIV, gardé prisonnier dans l’île enchantée d’Alcine ; mais Apollon aussi était de la partie, entouré des quatre « âges », d’or, d’argent, de bronze et de fer ; il y avait encore Diane et Pan, et des personnages allégoriques, comme le Temps, qui conduisait le char d’Apollon, toutefois, dans le Ballet du duc de Vendosme, en 1610, Alcine tient le rôle principal; en 1617, ce rôle revient à Armide, dans le ballet de la Délivrance de Renaud, cependant qu’en 1619, le ballet de Tancrède dans la forêt enchantée atteste la suprématie du Tasse. Dans l’Astrée, Honoré d’Urfé a fait une place à une magicienne, Madrague, à la fée Mellusine – que Corneille nomme , avec Urgande, dans Le Menteur -, et une fontaine miraculeuse, gardée par des lions et des licornes, la « fontaine de la vérité d’amour », joue un rôle dans ce roman, où le merveilleux demeure très discret. Ce n’est point le cas dans le vaste roman pastoral, chevaleresque et historique, de Gomberville, ce Polexandre qui s’accroît d’édition en édition, de 1619 à 1637, et connaît grand succès, avec son île enchantée où l’on aborde sur une embarcation tirée par un cygne, ses géants, ses monstres. Suivant le modèle de la Jérusalem délivrée, les épopées chrétiennes des années 1650-1670 combinent le merveilleux chrétien avec le merveilleux féerique (88). Dans son Charlemagne Louis Le Laboureur fait, de la prêtresse d’Irmensul, une fée qui emprisonne le héros et que combat l’archange saint Michel. Dans l’Alaric de Scudéry, la magicienne Rigilde transporte Alaric dans une île enchantée, afin de l’empêcher de donner l’assaut à Rome. Dans le Clovis de Desmarets, le magicien Aubéron enferme le roi des Francs dans un palais enchanté, mettant ainsi obstacle à son mariage avec Clotilde et à sa conversion. On rencontre encore des géants dans le Saint Louis du P. Le Moyne et le Moyse sauvé de Saint-Amant, qui avait fait « rire et danser » les lutins dans son beau poème de La Solitude et hurler les loups-garous dans son poème de La Nuit. Enfin, en 1670, l’abbé Montfaucon de Villars publie Le Comte de Gabalis, ou Entretiens sur les sciences secrètes ; on y peut apprendre tout ce qu’il faut savoir sur les esprits élémentaires, Sylphes et Sylphides de l’air, Ondins et Ondines de l’eau, Gnomes et Gnomides souterrains, Salamandres dans le feu, sur la façon d’entrer en rapport avec eux et de li ni communiquer l’immortalité en les aimant ; surtout, comme l’a montré Roger Laufer (91), cet agréable petit livre, par l’absence des préoccupations philosophiques qui accompagnent les imaginations d’un Cyrano, par le mélange de la fantaisie et de l’ironie, annonce les contes de fées et, plus lointainement, le conte fantastique à la manière de Cazotte. Le livre eut du succès, Lesage lui fait écho dans Le Diable boiteux et, plus encore, Crébillon, avec son Sylphe, en 1730 ; puis, jusqu’à Nodier, que de sylphes amoureux loin au long du XVIII siècle ! L’auteur de Gabalis, qu’Anatole France a fait revivre, dans La Rôtisserie île lu reine Pédauque, sous le nom de l’abbé Jérôme Coignard, a influencé encore Mme de Murât et Mme d’Aulnoy, auteurs de contes de fées. Ce genre de récits connut une vogue extraordinaire dans les dernières années du xvii siècle (97). En janvier 1697, Charles Perrault fait paraître ses Histoires ou Contes du temps passé (94) ; trois mois après, Mme d’Aulnoy commence la publication de ses contes : il en paraîtra neuf volumes ; puis les recueils vont se multipliant. C’est un merveilleux indigène qui affleure dans les récits de Perrault, inspirés des livrets de la Bibliothèque bleue et des contes de nourrices. Le chef-d’œuvre de Perrault est resté populaire ; le Petit Poucet, Cendrillon, le Chat botté, voilà la mythologie de notre enfance… Aux fées, comme aux loups-garous et aux revenants, on prêtait encore, au XVIIe siècle, « une certaine créance indécise », dit Delaporte. Emile Bouvier (87) signale que « toutes les merveilles » décrites par les conteurs, « des plus sublimes aux plus triviales », se retrouvent dans les traités de Mystique ; elles y sont attribuées aux anges ou au Démon. Les faits pouvaient donc être considérés comme vrais ou vraisemblables ; mais l’intervention du Démon étant quasi impossible dans une œuvre littéraire, on a attribué aux fées ce qui revenait au Diable. Chez Perrault, une ironie légère estompe encore l’arrière-fond surnaturel ; ce jeu de l’imagination convient à une époque où l’on soumet à la critique les fables et leur origine, les comètes et leurs pouvoirs, les oracles… Ce qui est sûr, c’est que Perrault considérait le « conte de bonne femme » comme un genre littéraire nouveau au même titre que l’opéra, et son merveilleux moderne comme apte à supplanter agréablement la vieille mythologie exténuée, que, selon lui, le merveilleux chrétien devait, de son côté, chasser des genres élevés ; sa docte nièce, Mlle Lhéritier, qui a écrit aussi des contes, lance le défi aux Anciens et s’écrie : « Les fées ne sont pas moins en droit de faire des prodiges que les dieux de la fable. »