Le merveilleux chrétien: merveilleux chrétien
Si tels sont les droits des fées, quels seront ceux des anges ! A vrai dire, c’est la théorie, la querelle du merveilleux chrétien (58, 88), qui présente quelque intérêt, car les épopées chrétiennes où il en est fait usage méritent le discrédit où elles sont vite tombées. Les anges y jouent un grand rôle, comme saint Michel, qui est l’ange de la France, dans le Saint Louis du P. Le Moyne, La Pucelle de Chapelain, le Clovis de Desmarets ; d’autres anges aident à la marche de l’univers, qu’ils conduisent le cours des astres ou règlent les mouvements de la mer ; le P. Le Moyne, dix ans avant Milton, leur fait même tirer du canon dans le ciel. Le chant IV de la Jérusalem délivrée fournit le modèle de la scène du conseil infernal, présidé par Lucifer, et les démons permettent d’introduire magiciens et scènes de magie, Godeau, dans son Saint Paul, et Desmarets dans son Clovis, font apparaître les démons sous la figure des dieux antiques ; ainsi Desmarets peut enrichir son poème de « quelques-unes des plus riches fictions » du paganisme ; aussi bien son sujet, qui est « le Paganisme mourant », se prêtait-il à ce mélange et, par là, il annonce le plan même des Martyrs de Chateaubriand. Son sujet ménage aussi à Scudéry l’occasion de présenter, dans son Alaric, les divinités scandinaves ; Odin, Thor, Frigga font alors, sans doute, leur première apparition dans les lettres françaises, en 1654. Ces épopées s’accompagnent de déclarations de guerre à la mythologie ; la querelle durera jusqu’au Génie du christianisme. Nous n’en retiendrons que les trois épisodes les plus saillants. En 1674, Boileau condamne le merveilleux chrétien dans l’Art poétique ; Desmarets de Saint-Sorlin, qui va alors sur ses quatre-vingts ans et qui a sans doute eu d’avance connaissance île cette attaque, n’attend même pas la publication de l’ouvrage de Boileau pour riposter par sa Deffense du poème héroïque ; l’année précédente, il avait publié un Discours pour prouver que les sujets Chrétiens sont les seuls propres à lu poésie héroïque. Le second épisode se situe pendant la Querelle des Anciens et des Modernes ; il oppose Boileau, encore, et Perrault, qui défend le merveilleux chrétien, en 1692, dans son IV Dialogue, au tome III des Parallèles ; il avait dédié à Bossuet son Saint Paulin, poème en six chants, et en 1697, l’année des Contes, il fera paraître un Adam, ou la Création de l’homme, sa chute et sa réparation… La querelle rebondit, au début du siècle suivant, entre Mme Dacier et La Motte, qui crible de moqueries les dieux d’Homère. Les partisans du merveilleux chrétien avancent trois arguments principaux. Il leur semble impie de préférer les fables païennes à un merveilleux édifiant ; Delaporte cite ici Charles Duguet qui, dans un ouvrage paru en 1739, s’emporte contre la mythologie au point de voir dans les défaites infligées aux Français par Marlborough et le prince Eugène le châtiment providentiel de « l’idolâtrie » qui triomphe à Paris et à Versailles, dans les arts et les lettres ! Le second argument est tiré de la vérité du merveilleux chrétien, opposée à l’artifice d’une mythologie que personne ne prend au sérieux. Enfin, ajoute Perrault, le merveilleux issu de la religion que nous pratiquons convient seul au temps où nous vivons ; le principal apport des Parallèles des Anciens et des Modernes est cette notion de civilisation, qui, sans que Perrault emploie le mot, est définie par la concordance des arts, des lettres, des sciences, de la philosophie, du système politique ; n’est-il point normal qu’un élément de notre civilisation moderne, comme la littérature, soit en accord avec cet autre élément – fondamental – qu’est notre religion ? I es tenants du paganisme littéraire allèguent la tradition ; la mythologie a fini par constituer un langage poétique dont nul ne saurait se passer, et Ménage soutient qu’il est « bienséant aux Poètes chrétiens d’employer dans leurs vers les noms des divinitez payennes » ; ainsi a fait Saint-Amant qui, dans Moyse sauvé, s’est servi de « noms fabuleux […] comme de l’Olympe au lieu de Ciel, de l’Erèbe ou de l’Averne au lieu de l’Enfer… » ; il s’en excuse en expliquant que « ce n’est que pour rendre les choses plus poétiques » ; ce ne sont que laçons de parler, « métonymies », comme disait du Bartas… Puis, au scrupule que se font certains d’avoir recours à des fables « impies », Boileau oppose un autre scrupule :
De la foi d’un chrétien les mystères terribles
D’ornements égayés ne sont point susceptibles.
L’argument n’est pas moins littéraire que religieux ; le poète doit plaire et, en veillant à la vérité du fond, orner son œuvre de fictions qui n’ont point à être vraies, pourvu qu’elles soient agréables. Or la religion ne cherche pas à plaire :
L’Évangile à l’esprit n’offre de tous côtés
Que pénitence à faire, et tourments mérités ;
bannir la fable, ce serait
… vouloir aux lecteurs plaire sans agrément.
Fontenelle déclare, dans son Histoire du théâtre français : « Il n’y a que les idées du culte payen qui soient galantes. Le vrai est trop sérieux. » Nous voici sur le chemin du post-classicisme ; Marmontel soutiendra, dans ses Eléments de littérature, que « la tâche de l’orateur est de persuader la vérité, celle du poète, le mensonge connu pour tel ». La mythologie et la poésie étaient ensemble condamnées à la futilité. La querelle ne sera tranchée qu’au fond, par la révolution romantique qui transforme la notion même de la poésie et de la fonction du poète.