La Pléiade
Lorsqu’en 1549, dans La Deffense et Illustration de la langue françoyse, du Bellay recommandait aux poètes d’écrire : « depuis ceux qui voient premiers rougir l’aurore, jusques là où Thétis reçoit en ses ondes le fils d’Hypérion », pour dire : « depuis l’Orient jusques à l’Occident », il faisait de la mythologie un élément essentiel de’ la langue poétique ; mais les poètes de la Pléiade ne s’en sont pas tenus là ; le contenu, la signification des mythes les ont aussi occupés et, dans sa thèse sur La Création poétique au XVIe siècle, Henri Weber (52) a pu affirmer : « Ce qui différencie la poésie de la prose aux yeux de Ronsard, c’est moins la structure du vers que l’emploi de la fable, qui cache la vérité sous le voile du mystère. » Dans l’Abbrégé de l’Art poétique françois, Ronsard explique que « la Poésie n’estoit au premier age qu’une théologie allégoricquc, pour faire entrer au cerveau tics nommes grossiers par fables plaisantes et colorées les secrets qu’ils ne pouvoyent comprendre quand trop ouvertement on leur découvrait la vérité* ». Le poète ne doit pas, cependant, se faire entendre trop aisément et la fable, tout en donnant éclat et agrément à ses leçons, les cache, les dérobe au vulgaire ignorant, comme il est précisé dans l’Élégie à J. Grevin :
Quatre ou cinq seulement sont apparus au monde,
De Grecque nation, qui ont à la faconde
Accouplé le mystère, et d’un voile divers
Par fables ont caché le vray sens de leurs vers,
A fin que le vulgaire, amy de l’ignorance,
Ne comprist le mestier de leur belle science.
Mais, si Ronsard, soucieux d’accorder l’antiquité païenne au christianisme, s’attache à dégager le sens moral des mythes, ni lui ni ses amis n’ont tenté de leur donner une signification neuve.
La création mythique, ferons-nous à l’aimable Rémy Belleau l’honneur de la découvrir dans ses Amours et nouveaux eschanges des pierres précieuses (60) ? Il s’agit là d’une poésie scientifique fort sérieuse et, pour en égayer la matière, Belleau a inventé des amours et des « eschanges », en effet, « nouveaux », où vierges et éphèbes se métamorphosent en pierres précieuses. Poursuivie par Bacchus, la belle Améthyste invoque Diane, protectrice de la virginité, qui la change en la pierre qui portera son nom et à laquelle le dieu donnera le pouvoir de protéger de l’ivresse – comme l’indique le nom grec d’améthyste. Hyacinthe, aimé d’Apollon, est changé en pierre, non en fleur, et Chrysolithe, qu’il aimait, doit à la jalousie du dieu une métamorphose semblable. Iris, la messagère des dieux, éprise d’Opalle, attire sur lui l’ire de limon qui le métamorphose, et telle est l’origine de l’opale. Ces récits, calqués sur ceux d’Ovide, ne présentent guère d’intérêt. A défaut de mythes nouveaux, des présences insistantes sollicitent l’attention, comme ce thème d’Ulysse et de son retour, si essentiel dans Les Regrets que l’on serait tenté de parler d’un mythe personnel d’Ulysse chez du Bellay. Mais l’âme de la mythologie chez ces poètes et, surtout, chez Ronsard, c’est l’animisme propre à leur conception – pré-cartésienne – de l’univers. Les divinités païennes vivent dans la nature, âmes légères, mais immortelles, des rives du Loir, de la fontaine Bellerie, de la forêt de Gastine. Dans les Hymnes, les dieux représentent volontiers les forces cosmiques ; ce symbolisme repose sur le sentiment magique d’un univers peuplé d’êtres invisibles, comme il apparaît dans l’Hymne des Daimons, où Ronsard, reprenant une vieille et longue tradition, lait, des divinités païennes, des démons, bons ou mauvais ; or, ce chrétien du xvi siècle croit à ces démons, et, de la même plume, il traite des démons de Norvège, qui se louent à gages,
Et font, comme valetz, des maisons les ménages,
il signale que :
Neptune, le Daimon, voulut noyer Ulysse
et il couche par écrit l’aventure qui lui arriva « un soir, vers la minuict », alors qu’il allait voir sa maîtresse, « tout seul, outre le Loir » : « dedans un carrefour », il fit la rencontre d’une troupe de démons,
… qui couraient un Ombre, qui bien fort
Sembloit un usurier qui naguiere estoit mort
Que le peuple pensoit, pour sa vie meschante,
Estre puny là-bas des mains de Rhadamante,
Une tremplante peur me courut par les ôs…
mais tirant son épée et coupant « menu » l’air tout autour de lui, il fit s’évanouir les mauvais esprits. Dans l’univers senti de cette façon, la mythologie revient ; elle s’intégre à la réalité quotidienne. Plus que dans l’épopée Franciade et hymnes héroïques comme ceux de Calais et Zéthès, de Castor et Pollux, c’est dans cette familiarité, cette naïveté que l’on goûte le mieux la poésie mythologique, chez Ronsard. Pierre Moreau (178) a comparé les trois plus beaux poèmes que la légende d’Hylas a inspirés à nos poètes : Ronsard, André Chénier, Leconte de Lisle ont écrit, chacun, un Hylas. Celui de Ronsard, « longue pièce un peu bavarde », est un « conte » où l’on goûte un réalisme familier absent chez les deux autres poètes. Seul Ronsard rappelle, lors de l’arrivée des Argonautes, la circonstance pittoresque décrite par les Anciens, d’Hercule allant couper du bois tandis qu’Hylas puise l’eau du festin. Quand Hylas se rend à la source, seul Ronsard nomme les fleurs qu’il rencontre sur son chemin : œillet, giroflées, passe-velours, « roux souci », « pâquerette aux fleurs piolées ». Aux nymphes qui attirent Hylas dans les eaux, le ravissant à Hercule désespéré, Ronsard a donné de « jolis noms français et expressifs » et cette Printine, nymphe du printemps, cette Antrine, nymphe des grottes, semblent « des fées du Vendômois »…