La faim en beauté !
« Boire et manger maintiennent l’âme et le corps rassemblés. » Cette boutade extraite de l’œuvre d’Heinrich Böll « Le train était à l’heure » semble récapituler ingénieusement le roman culte du norvégien.
Classée parmi les meilleures œuvres littéraires de tous les temps, « La Faim » a mérité l’éloge de tant d’écrivains notamment la préface flatteuse d’André Gide où il compara impressionné la littérature méditerranéenne, son berceau natal, à la littérature nordique.
Avec un style simple et subtil, l’auteur a réussi à écouler merveilleusement ses idées en usant de la première personne du singulier. Ainsi, les détails d’une vie quotidienne peints à la lettre présentent à la fois les marques de séquelles douloureuses provoquées par l’inanité et les traits hallucinants de deux mondes superficiellement explorés et réciproquement dépendants : le corps humain et l’esprit.
Étant le noyau même du chef d’œuvre, la faim racontée diffère largement de la sensation de manque alimentaire communément éprouvée. Les circonstances de misère qui ont malmené le héros dans une boucle de privations longues et discontinues, dévoilé subséquemment certaines facettes cachées de l’esprit et décrit les dégradations symptomatiques que le corps subit.
Confrontation brutale entre le corps et l’esprit :
Force est de constater que les troubles pathologiques, qui ont affecté aussi bien le corps que l’esprit, avaient créé un duel insolite et atroce. Le corps qui traitait naturellement les ordres de l’esprit sévissait sous le faix du jeun les châtiments les plus intenses ; Hamsun accorde au protagoniste affamé un caractère de masochiste afin de montrer la gravité de la situation. Et l’image qui en témoigne est celle de l’index gratuitement mordu et ensanglanté.
Cependant, l’esprit (ou en d’autres termes le système nerveux) se trouvait aussi affecté par le malaise physiologique perpétuel. S’auto-injurier, se comporter bizarrement, sentir un vide immense tourmenter l’esprit, espérer la délivrance ultime, tous ces anomalies font l’objet d’un dérèglement mental dont le conscient et le subconscient, le « moi » et le surmoi délibèrent confusément. Les dualités implicitement exprimées dans le roman révèlent le génie du l’auteur.
Brainstorming :
Mises à part les convulsions et les réactions physiologiques mentionnées, un combat s’initiait entre le « moi » et le surmoi. Le surmoi imposait au protagoniste des règles à ne pas transgresser, des valeurs à garder et un mode de comportement que son « moi » dénigrait au fur à mesure que la pression croissait.
Grâce au monologue quasi présent dans le roman, le lecteur averti savourerait les discussions enflammées entre les voix intérieures du héros.
D’autre part, la confrontation entre le conscient et le subconscient figurait entre les lignes. Il va sans dire qu’un conscient qui s’acharne à prouver que l’esprit dont il émane est sain et qui le déclare expressément mène à supposer (et à affirmer même) que le subconscient met en avant des craintes et des soucis refoulés. Toutefois, les tréfonds de l’esprit remontent à la surface et apparaissent dans les articles réalisés par le protagoniste et rémunérés à la pige ; L’allégorie de la librairie en feu est, en quelque sorte, une allusion littérale aux cerveaux humains et indirecte à l’état d’esprit du personnage.
En effet, l’acuité des sujets abordés dans les articles évoluait parallèlement à la dégradation mentale résultante de l’inanition ; Des critiques philosophiques jusqu`au drame blasphématoire, le protagoniste a expérimenté à son insu toute une succession de phases maladives, à savoir une simple névrose s’est accentuée pour se transformer à la longue en une psychose bénigne ressemblant en grande partie à la schizophrénie.
Le « Bon » Dieu et la misère :
La notion de Dieu s’illustre étrangement dans le roman puisque toute amélioration de la situation du protagoniste est équivoque de bonté divine, néanmoins la gravité des incidents est proportionnellement plus importante que les éclaircis. D’où le doute poussait constamment le protagoniste à s’insurger contre le Créateur en Lui portant des propos blasphématoires à chaque crise au détriment des quelques louanges psalmodiées en temps d’espoir.
Instinct de survie et échelle de valeur :
La faim incessante fait remonter à la surface un instinct animalier se rapportant à la survie chez le héros et à chaque poussée instinctive on observe un bouleversement de l’ordre de l’échelle des valeurs et parfois même un musèlement de la voix vertueuse à la faveur d’une satiété temporaire.
Quand le ventre est vide, la haine triomphe à la place de la tolérance et l’honnêteté perd toute sa consistance et tous les moyens deviennent permis, c’est ce que nous apprend Hamsun en transposant ces desseins sur le protagoniste.
L’amour et ses qualités curatives :
En dépit des supplices et de la souffrance durable du protagoniste, son attachement affectif à une jeune demoiselle qu’il lui a attribuée comme nom Ylajali avait l’effet d’un placebo. Du coup, la rupture avait une résonnance assourdissante amplifiant la misère de l’homme.
In fine, ce roman de gros calibre rédigé par un homme de lettre érudit mérite toute attention. D’ailleurs, l’hommage rendu à ce chef d’œuvre n’a pas fait l’exclusivité des critiques et des écrivains puisque le musicien Isak Anderssen a composé un morceau dénommé Ylajali afin de déifier Knut Hamsun et de valoriser son livre inédit.