Du symbolisme au Surréalisme : Guillaume Apollinaire
De douze ans, le cadet de Paul Claudel, Apollinaire n’en a pas moins subi, à ses débuts, l’influence du Symbolisme, surtout si l’on se souvient de l’intérêt qu’a porté aux mythes ce mouvement soucieux de retrouver et d’interpréter « les vestiges des Traditions lointaines », selon l’expression de Charles Morice. Ainsi s’expliqueraient les plus anciens poèmes d’Alcools, Le Larron, par exemple, qui, vers 1899-1900, confronte christianisme et orphisme. En tout cas, publié, d’abord, dans Le Festin d’Ésope, de mars à août 1904, puis, en volume, à la fin de 1909, L’Enchanteur pourrissant relève de ce goût symboliste pour les mythes et apparaît même comme le dernier rejeton de l’épopée syncrétiste, créée par Edgar Quinet avec Ahasvérus et illustrée par Flaubert, avec La Tentation de saint Antoine. Tout en s’inspirant du Merlin en prose du XIIIe siècle, Apollinaire n’a pas laissé de se souvenir de Flaubert et le poème de Merlin et la vieille Femme, dans Alcools, révèle sa connaissance de l’épopée de Quinet, Merlin l’Enchanteur. Il est vrai que le défilé de personnages historiques et mythiques devant le tombeau de Merlin figure dans les romances médiévales et le Roland furieux ; mais Apollinaire s’en est donné à cœur joie : aux côtés de Merlin, dans son tombeau, de Viviane, qui, l’ayant enchanté, l’y a emprisonné, de Morgane qui, devant Vulcain, de peur, « pète comme le bois sec dans le feu », on trouve Médée et Dalila, Hélène et l’Angélique de l’Arioste, Léviathan et Béhémot avec les sphinx et les guivres, l’archange Michel et le dieu Pan, etc. Ce syncrétisme, légué par la tradition romantique et symboliste, s’accordait avec le goût d’Apollinaire pour une érudition bizarre et hétéroclite. Ainsi, dans Zone, autour du siècle qui monte dans le ciel, comme Jésus, autour du « premier aéroplane », « voltigent » les anges,
Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane
et toute la troupe des oiseaux réels, légendaires ou mythiques, l’oiseau Roc, le phénix, les sirènes… En 1918, encore, dans le drame Couleur du temps, au début de l’acte III, les personnages, volant dans leur avion, rencontrent « tous les dieux de notre humanité »,
Les dieux de Babylone et tous les dieux d’Assur
[…] les dieux d’Egypte aux têtes d’animaux
[…] et les dieux de la Grèce
Jupiter Apollon tous les dieux de Virgile
Et la tragique croix…
Ce rendez-vous des dieux et des aviateurs nous introduit dans la mythologie même d’Apollinaire, où la tradition débouche dans la vie moderne. Mais, avant de dire quelques mots de cette mythologie, à la fois héritée et futuriste, exprimons au moins le souhait qu’on s’applique aux thèmes mythiques de l’œuvre d’avant la guerre ; bien interrogés et élucidés, les symboles et les mythes de L’Enchanteur pourrissant deviendraient peut-être les clés d’un langage poétique que, dans Alcools, nous déchiffrons mal encore. Il faudrait dépister et suivre, dans ce recueil, les thèmes solaires, avec ce mythe du coucher du soleil décrit comme la mort ou le meurtre de l’astre, dans Lui de Faltenin, les images d’Icare, des sphinx, du phénix, de ces sirènes oiseaux que l’on retrouve dans Lui de Faltenin et dans Vendémiaire, le mythe d’Orphée, trouve son prolongement, en 1916, dans Le Poète assassiné. Dans cette voie difficile, mais royale pour pénétrer au cœur de la poésie d’Apollinaire, Henri Meschonnic (149) a bien montré que « la mythologie est rarement, chez lui, un élément décoratif », qu’« elle lui est consubstantielle », et comment « il a passé sa vie à approfondir le sens de certaines fables ».
Meschonnic précise qu’en dépit de la déclaration de Zone : « Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine », « Apollinaire revit les fables dans le monde moderne ». Ajoutons qu’à la fin de sa carrière, ces mythes, sur lesquels la littérature symboliste avait pu, d’abord, attirer son attention, s’intègrent à sa revendication d’une poésie moderne. Dans sa conférence sur L’Esprit nouveau et les Poètes, en 1917, après avoir déclaré que le but des « poètes modernes » est « la vérité toujours nouvelle », c’est-à-dire la « vérité supposée », il donne cet exemple : « Tant que les avions ne peuplaient pas le ciel, la fable d’Icare n’était qu’une vérité supposée. Aujourd’hui ce n’est plus une fable » ; aux poètes modernes, d’imaginer de nouvelles fables « que les inventeurs puissent à leur tour réaliser ». Quant aux mythes anciens, ils peuvent encore exprimer les inventions et la réalité modernes, et cette utilisation futuriste des mythes grecs se corse de la pointe d’érotisme dont l’imagination d’Apollinaire n’est jamais privée, quand, dans Vendémiaire, les villes du Nord avouent :
Nos cheminées à ciel ouvert engrossent les nuées
Comme fit autrefois l’Ixion mécanique.
Mais quelque attaché aux traditions que demeure Apollinaire, le temps vient, annoncé par lui, d’une mythologie moderne et d’une esthétique de la surprise.