Dans la lignée du Symbolisme, une création mythologique originale : Paul Claudel
La première génération d’écrivains appartenant tout entiers au XXe siècle est formée d’hommes qui, nés aux alentours de 1870, ont débuté vers 1900 et accédé à la gloire et à l’influence après la Première Guerre mondiale. Un jugement, que confirment le temps et son recul, distingue quatre d’entre eux : Claudel, André Gide, Paul Valéry, Marcel Proust. Il est tentant d’étudier le décor mythologique de La Recherche du temps perdu ( 249-250) ; on se plairait à voir, dans la dernière partie de Du côté de chez Swann, le bois de Boulogne devenir un jardin « mythologique », l’allée des Acacias évoquer la « dryade », puis, par l’effet du temps, se changer en « allée de Myrtes » ; au début du Côté de Guermantes, on s’attarderait sur la soirée à l’Opéra, où les spectatrices, dans leurs baignoires, se transforment en « filles de la mer », en « néréides », dont la « grande déesse » est la princesse de Guermantes ; à l’orchestre, les spectateurs sont des « monstres », des « tritons barbus », ou « quelque demi-dieu aquatique ayant pour crâne un galet poli sur lequel le flot avait ramené une algue lisse et pour regard un disque en cristal de roche » ; on découvrirait en Albertine une divinité océanique, quand, dans La Prisonnière, le narrateur, la contemplant endormie, voit son sommeil devenir la mer, s’embarque sur cette mer féminine et possède l’essence même du mouvement marin… Une telle entreprise dépasserait le cadre et l’ambition de notre étude. Quant à Gide et Valéry, ils ont fait des mythes un usage si abondant que nous les retrouverons longuement dans la suite. C’est donc Paul Claudel qui nous retiendra, et son cas.
Cas, ou, plutôt, miracle ! Alors que le siècle précédent avait produit, avec Victor Hugo, un génie mythologique si complet qu’on peut tirer de son œuvre une mythologie quasiment au sens où l’on parle de mythologie grecque, germanique, ou indienne, cette puissance, qu’on dirait primitive, réapparaît, au même degré exceptionnel, avec la même originalité, chez Paul Claudel. Ce génie éclate dans sa première grande œuvre, Tête d’Or, en 1889-1890. Par sa date, ce drame, dont Maeterlinck seul sut apprécier la force neuve, plonge dans le Symbolisme ; Claudel, comme Gide et Valéry, en est issu, sinon tout armé, au moins tourné par lui vers l’image, l’allégorie, le mythe. Dans Tête d’Or, dont nous citons la première version, le voici qui, comme Hugo, recrée, selon son style propre, les mythes antiques. Le recueil des Chansons des rues et des bois est enclos entre deux poèmes qui évoquent Pégase, d’une manière toute hugolienne : le Pégase de Victor Hugo, grâce au syncrétisme romantique, échappe aux Grecs pour appartenir à l’humanité ; l’Apocalypse lui donne la Mort pour cavalier, son premier palefrenier fut Orphée,
Et le dernier, André Chénier ;
il est de dimensions cosmiques, il piaffe parmi les constellations, et, quand il fait feu des quatre fers, jaillit
Une éclaboussure d’étoiles ;
enfin, il est progressiste et anticlérical. Guère moins original est le Pégase que Paul Claudel décrit dans la troisième partie de Tête d’Or :
Jamais vous n’avez vu une pareille bête !
Un cheval ayant des ailes comme un aigle, une bête chevelue comme une femme,
Et qui ores bondissait, et croyant encore courir, volait,
Ores,
Pliant les genoux comme une belle demoiselle,
Galopait sur la crête des sillons gracieusement !
Et alors,
Il hennit comme s’il faisait signe
A la Muse qui dans son immortel séjour lui tient le seau sur le genou.
Tous les coqs du fond des noirs poulaillers lui répondirent ; toutes les juments dans leurs écuries
Reconnurent le cri de l’ancien Cheval !
Voilà l’accent propre à la mythologie claudélienne : dans cette poésie haute et hardie, une sorte de réalisme paysan. Le thème le plus important que Claudel ait emprunté aux Grecs est, sans doute, celui des Muses. La première des Cinq Grandes Odes exalte les neuf Muses et, pour finir, transforme l’une d’elles, Erato, en Y amie que le poète rencontra sur le navire, Rose Vetch, devenue l’Ysé du Partage de midi, dont la chevelure s’envole au « vent de la mer » et dont les yeux donnent à lire « une réponse et une question ». La quatrième ode fait dialoguer le poète, désespérément rivé à la terre, et la Muse qui est la Grâce, danseuse rieuse et coquette. Car les Muses, chez Claudel, ne sont point des allégories ; ce sont des femmes ; non qu’elles soient dépourvues de valeur symbolique : Mnémosyne, « qui ne parle jamais », est « le sens intérieur de l’esprit » ; mais la signification symbolique est puissamment équilibrée par les allures réelles, concrètes, féminines des Muses et les rapports d’homme à femme que le poète entretient avec elles ; voyez comme il fait défaillir d’amour la Muse dionysiaque, « chaude et folle, impatiente et nue », « Bacchante roidie dans le dieu tonnant ! ». Ce sens du concret, du vivant, du charnel, anime les allégories à la mode symboliste, qui abondent dans Tête d’Or : La Mort, dont la figure est cachée derrière les toiles d’araignée amassées par les siècles, Angoisse-la-Mort, « aux joues de cuivre », le Souci, « au visage tanné comme celui d’un vieux pêcheur », la Nuit, dont la « tête géante » s’orne d’un « diadème d’étoiles », et la Victoire :
Ô joie! la Victoire hennissante, comme un cheval vierge,
S’est roulée sur le champ de bataille,
Se débattant de ses sabots étincelants, tournant vers le ciel son ventre de truite !
Sans cesse, le symbole est vivifié par le réalisme et cette violence qui faisait si cruellement défaut aux symbolistes. La Muse de Claudel n’a pas les pâles couleurs. En outre, le merveilleux, chez lui comme chez Hugo, peut s’appuyer sur une religion. Dans Le Soulier de satin, l’ange gardien de Prouhèze apparaît comme un personnage aussi réel – ou aussi admissible – que Prouhèze elle-même, ou Rodrigue. La figure de saint Jacques, à la scène VI de la Deuxième Journée, est empruntée à une tradition populaire qui attribue au saint la constellation d’Orion, devenu le Pèlerin des deux hémisphères ; le saint étoilé qui occupe alors la scène exprime l’idée fondamentale de la pièce, celle de l’unité de la Terre et de la réunion inéluctable, mais non charnelle, des deux amants ; le merveilleux découle du fond même et s’intègre sans peine à une œuvre dont le principe est justement de ne jamais séparer la nature et la surnature, de tenir ensemble, fut-ce dans la crucifixion, le spirituel et le charnel. Saint Jacques, évoquant l’arrivé de Colomb en Amérique, fait, des algues qui recouvrent la Mer des Sargasses, « les longues tresses rubigineuses » de « nymphes cachées ». Dans Tête d’’Or, à la fin de la première partie, Simon Angel voit, dans le ciel nocturne, une « transparente garenne d’étoiles, chasse brumeuse du Sagittaire ». La poésie, selon Claudel, consiste à participer, par la parole, à la création ; après Dieu, le poète, à nouveau, profère le monde et le donne aux hommes. Sa mythologie sera donc, essentiellement, une mythologie du cosmos. En opposition violente avec un siècle et demi de poésie astronomique s’émerveillant de l’infinité des cieux, Claudel croit à un univers fini, clos, « la maison fermée » au centre de laquelle Dieu a placé ses enfants, l’homme, ses seuls héritiers. De là, une étonnante familiarité avec les astres :
Je ne vous crains point, ô grandes créatures célestes ! […]
Et je vous ris aux yeux comme Adam aux bêtes familières.
Toi, ma douce petite étoile entre les doigts de ma main comme une pomme cannelle!
La cinquième ode, que nous venons de citer, multiplie les images qui expriment l’unité de l’univers, par le rapprochement et la fusion de l’humain et du cosmique, du très petit et du très grand ; les étoiles ne sont pas seulement comparées à des « brebis pleines » ou des « ouailles paissantes », mais encore, dit le poète,
Comme on voit les petites araignées ou des larves d’insectes comme des pierres précieuses bien cachées dans leur bourse d’ouate et de satin,
C’est ainsi que l’on m’a montré toute une nichée de soleils encore embarrassés aux froids plis de la nébuleuse.
Nul astre n’est plus cher à Dieu et au poète que la Terre. La terre est l’élément de vie et de mort, le lieu profond où retournent les morts et le ventre maternel ; dans L’Annonce faite à Marie, Jacques Uri loue, en elle, l’épouse féconde et fidèle ; Terre Promise, elle apparaît, à la fin de la troisième ode,
… comme une pucelle neuve,
Toute verte et ruisselante d’eaux comme une femme qui sort du bain !
Ici, le paysage, vu d’en haut, se déploie largement dans l’espace et la Terre, chez Claudel, offre ses vastes panoramas et ses continents mêmes à la contemplation, à la conquête : la tâche du poète est figurée par l’aventure de Christophe Colomb découvrant un continent et donnant ainsi aux hommes la Terre dans sa totalité de planète, de sphère. Dans Le Soulier de satin, illustrant ce rassemblement de la Terre de Dieu et des hommes, le Globe terrestre apparaît lui-même et sa lente rotation puissante accompagne le rêve amoureux de Prouhèze endormie et son dialogue avec l’Ange gardien ; puis le Globe s’efface et fait place à « l’image gigantesque » de Marie, mère commune des hommes et de Dieu, Reine du Ciel et, aussi, de la Terre…
L’homme est cet être qui, sortant de la terre, monte vers le ciel. Son image la plus juste sera donc l’Arbre et c’est sous ce titre de L’Arbre que Claudel a publié son premier recueil de drames, en 1901. Ce thème exigerait tout un livre, tant ses significations sont multiples ; ainsi, l’Arbre est, parfois, celui de la Croix où fut suspendu le Christ et c’est sur un arbre qu’est crucifiée la Princesse, dans Tête d’Or. Rappelons seulement le passage de cette pièce où Simon explique à Cébès qu’un arbre a été son père et son précepteur, et glorifie l’effort par lequel l’arbre, tétant la terre et y enfonçant ses racines larges et profondes, s’érige vers le ciel, où son feuillage frémit librement, « forme de Feu ». L’Arbre tient ainsi des deux éléments, la Terre et, sous sa forme la plus subtile, l’Air ; il est symbole cosmique et humain, image même de la Création :
La terre inépuisable dans l’étreinte de toutes les racines de ton être
Et le ciel infini avec le soleil, avec les astres dans le mouvement de l’Année, […]
La terre et le ciel tout entiers, il les faut pour que tu te tiennes droit !
Dans Connaissance de l’Est, à propos du Pin, Claudel précisera : « L’arbre seul, dans la nature, pour une raison typifique, est vertical, avec l’homme. » Dans le même recueil, s’apprêtant à parler du cocotier, il remarque : « Tout arbre chez nous se tient debout comme un homme, mais immobile ; enfonçant ses racines dans la terre, il demeure les bras étendus. Ici, le sacré banyan ne s’exhausse point unique : des fils en pendent par où il retourne chercher le sein de la terre […]. » Dans le texte qui lui est consacré, le Banyan devient un véritable héros mythique. Il tire, il haie, comme « une hydre qui de la terre tenace s’arrache avec acharnement » et l’effort est « si dur que la rude écorce éclate et que les muscles lui sortent de la peau » ; les villageois l’honorent comme un « patriarche revêtu d’un feuillage ténébreux » ; le poète voit en lui « un Hercule végétal, immobile dans le monument de son labeur avec majesté ». A vrai dire, le thème de l’Arbre (214) est universel et primordial ; on le retrouve dans les mythologies et les folklores ; il faudrait l’étudier chez maints écrivains (231) ; parmi eux, Claudel mériterait sans doute d’occuper, ici, la plus grande place, et l’on constaterait, comme on l’a fait pour Hugo, l’accord spontané, profond de son génie avec le mythisme fondamental.