Caïn : Le Qaïn de Leconte de Lisle
Moins primitif que le mythe hugolien qui s’alimente directement aux sources premières, à l’archaïsme intime de l’inconscient, le grand poème de Leconte de Lisie constitue le mythe de Caïn le plus complet (188-192). Il combine, d’abord, le thème de Caïn et celui des Géants d’avant le Déluge : l’histoire de ces Géants auxquels la Genèse fait une brève allusion est racontée dans le livre d’Hénoch, fils de Caïn, qui fut rapporté d’Abyssinie à la fin du XVIIIe siècle et traduit en anglais en 1821 ; dès le mois d’octobre de cette année, le poème de Byron, Ciel et Terre, un peu après, Les Amours des Anges, de Thomas Moore, introduisent le thème colossien dans les lettres. Lamartine le développe puissamment avec ses descriptions de la cité des Géants, dans La Chute d’un Ange. En 1845, le thème s’épanouit dans une œuvre qui lui est entièrement consacrée, Le Monde antédiluvien, poème biblique en prose ; Ludovic de Cailleux y décrit Hénochia, la cité farouche où vivent les Géants, fils de Kaïn ; l’épopée prend fin au moment où montent les eaux du Déluge ; c’est de cette œuvre que vient l’Hénokhia du poème de Leconte de Lisle. L’évocation des Géants, des Géantes et de leur ville, qui est d’une simplicité puissamment évocatrice, traduit, chez Leconte de Lisle, le rêve de la force, des « temps mystérieux » et premiers où
Toute vigueur grondait en pleine éruption.
Mais Hénokhia, la « cité monstrueuse des Mâles », est un tombeau, celui de Qaïn. Alors que, chez Hugo, Caïn s’assied dans une tombe souterraine, ici, à l’inverse, il repose, couché sur le dos, la face tournée vers le ciel, en haut d’une tour – au sommet de la cité. Telle est, dans le sommeil de la mort, l’attitude de celui qui, dans sa vie, devant le dieu jaloux, est resté debout. De même, on ne nous le montre pas fuyant ; il est le « Rôdeur » et on le voit erreur tenacement autour du Paradis d’où ses parents furent chassés par l’injustice d’Iahvé ; ce regret de l’Éden, « vision éblouissante et brève », qui hante Qaïn, se nourrit de la nostalgie de l’île heureuse qui est, nous l’avons dit, un des thèmes fondamentaux de cette poésie. L’action se situe dix siècles après la mort de Qaïn, au moment où le Déluge va commencer. C’est que Leconte de Lisle veut moins dépeindre la révolte de Qaïn que chanter sa victoire : son poème est celui du triomphe de Caïn. Le Cavalier de la Géhenne vient annoncer la destruction d’Hénokhia et de toute la lignée des Caïnides :
Mais rien ne survivra, pas même ta poussière,
Pas même un de vos os, enfants du meurtrier !
La « race » va périr,
De Celui qui ne sut ni fléchir ni prier !
Qaïn, réveillé, relève le défi. Il accuse Dieu, souligne qu’Abel « faible enfant que j’aimais », affirme-t-il – a été la victime de la seule « iniquité divine » ; mais le Qaïn de Leconte de Lisle n’accuse pas seulement Iahvé d’injustice et de cruauté, il lui reproche, d’abord, d’avoir créé ; tel est l’accent propre à Leconte de Lisle : le crime du Créateur est d’avoir « troublé la paix de l’éternel sommeil ». Cependant, l’originalité la plus profonde de Leconte de Lisle est d’avoir chargé l’individu révolté du destin de l’Humanité et montré la fécondité de sa révolte. Qaïn prophétise sa victoire : l’humanité se libérera par la science et l’athéisme ; au Dieu de la Genèse, il crie, fort des découvertes futures de l’astronomie :
J’effondrerai des cieux la voûte dérisoire.
Par delà l’épaisseur de ce sépulcre bas
Sur qui gronde le bruit sinistre de ton pas,
Je ferai bouillonner les mondes dans leur gloire ;
Et qui t’y cherchera ne t’y trouvera pas.
C’est Byron qui a inspiré cette strophe, avec la scène où il montrait Lucifer entraînant Caïn dans l’espace étoilé et lui faisant constater l’absence et l’inutilité d’un créateur. Mais Leconte de Lisle poursuit en annonçant les grands destins de l’humanité, et la prophétie de Caïn surprend par son optimisme triomphant :
Et ce sera mon jour ! Et, d’étoile en étoile,
Le bienheureux Éden longuement regretté
Verra renaître Abel sur mon cœur abrité…
On dirait qu’un élan d’utopisme à la Hugo a, cette fois, emporté l’Impassible pessimiste. Le poème s’achève par la vision de Qaïn marchant vers l’Arche et échappant, avec sa race, à la menace du Cavalier et au Déluge d’Iahvé. Le mythe de Caïn a atteint, ici, sa signification la plus ample.
Une réponse pour "Caïn : Le Qaïn de Leconte de Lisle"
Pourquoi le nom de kain pour une des oeuvres de Leconte de Lisle?