Archéologie philosophique et histoire structurale de la philosophie
C’est avec la thèse (1) (l’indépendance) que le genre (II) (la reconstruction historique) s’avère le plus aisément compatible. Les reconstructions historiques des conceptions philosophiques constitueraient une discipline à part: l’histoire de la philosophie. Elle serait autonome à l’égard de la philosophie, car elle n’aurait pas pour finalité de montrer comment la connaissance des philosophes du passé nous permet de résoudre les questions philosophiques posées aujourd’hui. Cette option prend deux formes: celle que Rorty retient, consistant à insister sur le contexte, les débats en cours, à l’époque de l’auteur étudié, et une autre consistant à faire une histoire centrée sur l’étude des systèmes philosophiques. Dans le premier cas, en utilisant un terme forgé par Alain de Libéra, on parlera d’« archéologie philosophique » (de Libéra, 2000) ; dans le second cas, on peut parler d’« histoire structurale », terme utilisé pour désigner les travaux d’historiens français comme Martial Gueroult ou Victor Goldschmidt.
L’archéologie philosophique s’efforce de « comprendre la genèse d’une thèse philosophique à l’intérieur du champ d’énoncés auquel elle appartient et qu’elle a pour fonction d’articuler ou de réarticuler » (de Libéra, 2000, p. 560). L’idée fondamentale est qu’en histoire de la philosophie, les phrases sont à interpréter par d’autres phrases, empruntées à l’œuvre de l’auteur ou à d’autres œuvres, sur lesquelles il prend position, explicitement ou non, souvent en modifiant le sens des termes. Les phrases ne sont pas à interpréter en fonction de la référence des termes qui les composent. Cela ne veut pas dire que ces termes ne réfèrent à rien. Mais il convient de passer par l’examen d’autres textes, grâce auxquels nous pouvons établir leur sens. Ce sens est modifié, déplacé, réinterprété, revivifié d’un texte à un autre. Les thèses des philosophes du passé ne sont dès lors pas des réponses aux problèmes que nous nous posons. Les considérer ainsi ne permet pas de comprendre ce qu’elles signifient. Pour Alain de Libéra, « il ne s’agit plus de rapporter ce que les philosophes du passé ont proposé en guise de réponse à un problème supposé invariant et transhistorique, mais de déterminer, pour chacun, ce qu’a été sa problématique directrice, ou, mieux, son horizon de problématisation, de chercher ce qui a conduit chaque philosophe à poser les questions qu’il a effectivement posées » (2000, p. 567).
C’est à une méthode structurale en histoire de la philosophie que recourent des historiens français de la philosophie comme Martial Guéroult, Victor Goldschmidt ou Jules Vuillemin. L’interprétation des doctrines est interne. Elle rapporte les thèses (les « philosophâmes », comme on dit « théorèmes ») à la méthode supposée les avoir engendrées. La doctrine d’un philosophe n’est pas une somme de thèses à comprendre isolément. C’est un système de relations, une totalité dont aucun élément ne peut être analysé et compris sans référence à la totalité. Chaque thèse est à appréhender en relation avec la totalité systématique, dans laquelle elle a une fonction déterminée. Lire un texte d’un auteur revient à convoquer l’ensemble de son système afin d’en comprendre la signification dans la totalité qui, en quelque sorte, l’engendre et dont il constitue un élément insécable. L’étude de l’histoire de la philosophie ne consiste pas à passer du texte à l’intention comme à sa source, ou à établir cette intention si elle n’est pas manifeste. Le structuralisme « dépsychologise » et même « désintentionnalise » l’étude des textes. Finalement, on en vient à contester la notion même d’auteur – comme ont pu le faire Barthes (1968) ou Foucault (1969) – en mettant bien plus l’accent sur la structure des textes que sur la pensée dont ils seraient l’expression. L’objet de l’historien est le texte, non ce que l’auteur a pu penser.
Dans les deux cas de l’archéologie philosophique et de la méthode structurale, l’histoire de la philosophie devient une science des textes philosophiques. Il s’agit de déterminer leur contenu et non d’y trouver des réponses aux questions philosophiques que nous nous posons. Ces textes du passé nous donnent à penser philosophiquement, et nous pouvons parfois les rapprocher des problématiques contemporaines. Mais, inhérent à un tel rapprochement, le risque d’anachronisme et de déformation de leur contenu est grand. En droit, la philosophie contemporaine et l’histoire de la philosophie sont distinctes et peuvent se développer l’une sans l’autre.