Épistémologie, sociologie et histoire
Le défi sceptique consiste à contester nos raisons de croire que nous savons quelque chose. Certains philosophes contemporains l’ont pris au sérieux; ils ont tenté de lui répondre en montrant à quelles conditions la connaissance est possible. On trouve de tels efforts par exemple chez George E. Moore ou Bertrand Russell. Lors de la seconde moitié du siècle dernier, une pléiade de philosophes, surtout anglais ou américains, s’est efforcée d’examiner ce défi, montrant la difficulté de lui échapper ou, au contraire, se proposant d’en venir à bout.
Force est de constater que cette question a beaucoup moins intéressé les philosophes continentaux. Elle n’est pas vraiment examinée par Heidegger, Merleau-Ponty, Sartre, Deleuze ou Der- rida. Son examen suppose d’accepter une manière classique de philosopher. On se propose de répondre oui ou non à la question de savoir si la connaissance est possible. Or les philosophes continentaux (voir chapitre 1) ont tendance à juger que l’interrogation philosophique a aujourd’hui pris d’autres formes; les anciennes sont dépassées par le développement même de la pensée philosophique. Il s’agit moins de répondre à la question de savoir si la connaissance est possible que d’interpréter la prétention des philosophes à résoudre une question de ce genre. On pourra l’interpréter, par exemple, comme une volonté de pouvoir. Selon Michel Foucault:
Pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre, […]; il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir. (1975, p. 36)
Les philosophes pour lesquels cette affirmation s’impose seront naturellement plus intéressés par une réflexion politique sur les savoirs, scientifiques particulièrement, que par un examen détaillé et argumentatif du défi sceptique. Ils seront particulièrement attirés par une réflexion historique et sociologique sur l’institutionnalisation de la connaissance. Ils examineront et analyseront les formes sociales qu’elle a prises, ainsi que ses relations avec les institutions politiques et sociales. L’un des livres qui présente magistralement cette problématique, au sujet de la médecine, est sans doute Le normal et le pathologique (1966), de Georges Canguilhem. Une grande partie de l’œuvre de Michel Foucault va dans ce sens. Faire une philosophie de la connaissance, ne revient pas à comprendre à quelles conditions S sait que p. En revanche, c’est replacer le phénomène global de la connaissance scientifique dans le développement de l’histoire sociale et politique, et comprendre l’enjeu de pouvoir qu’elle constitue.
D’autres philosophes, que ce soit Gaston Bachelard dans La formation de l’esprit scientifique (1938), Thomas Kuhn dans La structure des révolutions scientifiques (1962) ou Paul Feyerabend dans Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance (1975), ont lié la réflexion sur la connaissance à l’étude des théories scientifiques dans l’histoire des sciences. Ils se sont interrogés sur le mode de formation de ces théories et sur la façon dont, dans l’histoire, elles sont contestées et remplacées. Ils examinent aussi les leçons qu’on peut en tirer. Pour Kuhn, le progrès scientifique est scandé par des ruptures qu’ils appellent des « révolutions» scientifiques. Une discipline scientifique se développe pendant une période stable, en fonction d’un paradigme, un cadre théorique (dont le contenu n’est pas aisé à déterminer) que la communauté scientifique du moment accepte. Par exemple, l’astronomie copernicienne, dans la première moitié du XVIe siècle, constitue une révolution scientifique, c’est-à-dire une rupture radicale avec le paradigme précédent, fort ancien, puisqu’il remontait aux Grecs et, particulièrement, à Ptolémée (11e siècle). Ce nouveau paradigme, héliocentrique (et non plus géocentrique), provoque un bouleversement radical de ce qu’est la connaissance en physique. Les modalités complexes de ce changement font tout l’intérêt de l’histoire des sciences, qui examine comment et pourquoi le sens de certains concepts fondamentaux se modifie. Un nouveau changement radical a lieu avec la théorie de la relativité d’Einstein au début du siècle dernier.
Dans cette perspective historique et sociologique, la notion de connaissance n’a cependant pas le même sens que dans le défi sceptique. Dans le sens 1, celui du défi sceptique, la question est de savoir si S sait que p. p est une proposition quelconque, et S est… Mais c’est justement tout le problème, qui est-il ? Disons, pour le moment, que c’est celui qui connaît. On s’intéresse alors à la connaissance comme caractéristique de S. En revanche, dans le sens 2 du terme «connaissance», celui de l’épistémologie historique, la connaissance n’est pas une caractéristique de celui qui connaît. Le terme désigne toute la réalité historique englobant l’ensemble des savoirs à un moment donné, des pratiques et des institutions scientifiques, de leur retentissement dans la vie sociale. L’essentiel de la démarche vise la description d’un état du savoir comme réalité sociale, de son dynamisme à travers ses crises : les luttes entre les différents courants, les anticipations ou les rejets, la signification politique et sociale des savoirs scientifiques. Dans le sens 1, on parle de l’activité de connaissance de celui qui connaît. On se demande alors comment il peut prétendre connaître quoi que ce soit. Dans le sens 2, on parle de la formation et du développement de la connaissance comme phénomène social global. De même, on parle de la religion (et non des croyances religieuses de quelqu’un), de l’art (et non des œuvres d’art en particulier), de la culture (et non de certains objets et de certaines activités humaines), du sport (et non de certaines performances athlétiques), etc.
On remarque d’abord qu’il s’agit de la connaissance propositionnelle (S sait que p), et non de la connaissance directe (S connaît la ville de Nancy) ou du savoir comment (S sait faire du vélo). L’interrogation des philosophes qui adoptent le sens 1 portera surtout sur la condition de justification. Parmi les philosophes qui ont adopté le sens 2, beaucoup diraient qu’il est illusoire de s’interroger ainsi sur la justification de la connaissance en faisant abstraction de son historicité et de ses conditions sociales, voire politiques. La connaissance de S correspond à ce qui définit, à un moment d’un développement historique, la connaissance. Et cela vaut aussi pour la rationalité qui n’est rien d’autre finalement qu’une forme d’acceptation sociale. La connaissance est une pratique, disent ces philosophes, un comportement épistémique validé par des normes sociales. Le sens 1, tel qu’il a été défini plus haut, ignorerait ainsi ce que d’aucuns tiennent pour l’un des apports essentiels de la philosophie du XXe siècle : nous saurions maintenant qu’on ne peut isoler le savoir des pratiques sociales et politiques dans lequel il se forme, se développe et se discute. Il n’existe pas une réalité, une rationalité et vérité déjà toutes faites. Comme la connaissance, elles sont des produits sociaux.
Dans ce qui suit, en partant du sens 1, nous verrons jusqu’à quel point il est possible d’accepter certains aspects du sens 2, sans y souscrire vraiment.
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