La philosophie politique au miroir de l'histoire : La critique de la philosophie de l'histoire
Dans les sociétés individualistes de masse de notre époque, le citoyen est majoritairement devenu apolitique. Il s’absente des scrutins électoraux, déserte les partis politiques, les manifestations et les autres moments de la vie militante de la cité. Cette attitude s’accompagne d’un désintérêt pour la vie politique et par conséquent d’une incompréhension des institutions communes, voire d’un mépris pour les hommes politiques. Cette désertion politique caractérise l’espace public contemporain. En se retirant de toute la vie publique comme en dénigrant la dignité de la question politique, le citoyen apolitique, sans toujours comprendre ce qui fonde sa propre opinion, est le fils d’une situation historique.
L’époque moderne se caractérise par le projet collectif d’émanciper les individus et les sociétés du carcan des traditions qui entravent la liberté individuelle, de l’ignorance et des préjugés, grâce au travail de la connaissance et de la raison. Cette émancipation qui s’inspire d’un rationalisme humaniste et de la philosophie des Lumières s’élabore dans le projet d’une réorganisation de la société sur de nouveaux fondements et d’une réécriture du droit. Pour provoquer de tels changements dans l’existence sociale, il est nécessaire de procéder à une réforme, voire à une révolution. Réformes et révolutions portent en elles les promesses d’une libération moderne qui s’inscrit dans le progrès général du devenir de l’humanité.
Tel est l’héritage du XIXe siècle : une philosophie de l’histoire progressiste qui tente de saisir l’orientation générale de l’humanité ; la promotion de l’État moderne comme régime politique propre à fournir le cadre juridique d’une association plus juste et plus libre. Cette philosophie politique assure le progrès de la culture occidentale par le développement de la raison et de la science. Elle s’établit dans un contexte d’hégémonie occidentale sur le monde à la Belle Epoque.
Ces attentes s’effondrent au XXe siècle. L’impérialisme, qui accompagne le développement du capitalisme industriel, a supposé l’appropriation violente et ethnocentrique d’immenses colonies en Afrique et en Asie. La Première Guerre mondiale sonne la fin de l’hégémonie européenne. Les conséquences de ce conflit mondial seront présentes tout au long du siècle. La Seconde Guerre mondiale, le plus vaste conflit que l’humanité ait connu, bouleverse le monde qu’éprouve ensuite la guerre froide (c’est-à-dire une conjecture de guerre nucléaire totale). Avec la Shoah et l’apparition des armes atomiques lancées à Hiroshima et Nagasaki, et le déplacement de millions de personnes, les promesses de l’histoire et de l’État moderne s’écroulent. Les aspirations de la Révolution soviétique, accomplie au nom de l’idéal communiste et de la pensée de Marx, s’effondrent également. Saisie par l’histoire, la philosophie politique prend acte de ces événements et élabore des concepts nouveaux pour tenter une compréhension qui soit à la hauteur de son époque. Une refonte des concepts et des problématiques est nécessaire pour espérer maintenir la perspective d’une émancipation politique. Cette difficulté est affrontée notamment dans la critique du colonialisme et dans la pensée féministe. La philosophie politique se développe selon plusieurs axes : la critique de la philosophie de l’histoire héritée du XIXe siècle ; la critique de la pensée de Marx (impliquant son renouvellement ou son abandon) ; la pensée du totalitarisme ; la réflexion sur l’État et la démocratie. Cette histoire particulière de la philosophie politique au XXe siècle explique que ses développements apparaissent principalement après la Seconde Guerre mondiale.
La première tâche de la philosophie politique est indéniablement de produire une critique de la philosophie de l’histoire telle qu’elle a pu se développer au XIXe siècle et culminer emblématiquement dans l’œuvre de Hegel (Raison et histoire, 1831).
Histoire et philosophie de l’histoire
Le terme d’histoire signifie deux choses différentes. L’histoire, c’est d’abord le devenir des sociétés humaines et ensuite la connaissance et le récit de ce devenir. Or l’histoire est faite par des agents individuels et libres qui font des choix sans pouvoir se concerter d’une manière cohérente et rationnelle. C’est pourquoi elle fut longtemps comprise comme un chaos d’événements sans ordre ni raison, une rhapsodie d’événements contingents dans laquelle la raison ne peut retrouver la moindre perspective unitaire. Tandis que la raison cherche la nécessité dans les choses, l’histoire se présente comme un ordre de réalité parfaitement contingent. Cette tension explique pourquoi l’histoire fut longtemps éludée par la philosophie.
La philosophie de l’histoire se propose justement d’élaborer un concept rationnel de l’histoire. Elle construit une représentation systématique qui organise le développement des actions humaines à partir d’un état final positif, voire un idéal. L’histoire humaine est ainsi censée être une histoire, ayant une unité, un sens et un sujet, l’humanité. Au fur et à mesure de la succession des générations et des époques, un progrès matériel et moral se réalise. Dans une telle compréhension globale, la conscience des acteurs individuels, leurs motivations, leurs buts ne sont pas les éléments réels et décisifs du cours des sociétés humaines. Une histoire universelle se déploie à travers eux dont ils sont les matériaux et les instruments. Personne ne « fait” l’histoire.
La fin d’une conception déterminée de l’histoire
Devant les événements effroyables qui se produisent au XXe siècle, la philosophie de l’histoire n’est moralement plus tenable. Il n’est plus possible de croire à un quelconque progrès humain ou à un développement rationnel de l’histoire devant la succession de catastrophes qui donnent à l’époque contemporaine son terrible visage. Raymond Aron (1905-1983) critique ainsi la conception unitaire ou totalisante de l’histoire : « Le jour où les deux valeurs sur lesquelles se fondait la confiance du XIXe siècle, la science positive et la démocratie, c’est-à-dire au fond le rationalisme, ont perdu leur prestige et leur autorité », écrit-il, la conception de l’histoire a radicalement changé : « L’Histoire n’a pas de but, puisque l’homme n’a pas de destination et que, toujours semblable à lui-même, il crée vainement des œuvres éphémères » (Introduction à la philosophie de l’histoire, 1938).
L’histoire humaine doit donc dorénavant être comprise sous le signe de la multiplicité éparpillée plutôt que de l’unité totalisante, de l’ouverture et de la possibilité plutôt que de la réalisation d’une finalité. Une telle compréhension accorde à l’action une importance politique nouvelle. En libérant l’histoire de toute finalité, la vie politique s’émancipe de toute transcendance. Autrement dit, la cité n’est pas l’élément d’une nature harmonieuse, ni la réalisation d’un plan divin, ni enfin le stade d’une histoire rationnelle. La philosophie politique contemporaine part de ces acquis pour penser la réalité du domaine politique.