L'évolution de la guerre : L'armement
A la différence des animaux qui combattent avec leurs corps seuls, les hommes, dépourvus d’armes naturelles (voir le mythe de Prométhée) doivent inventer des substituts et des prothèses pour augmenter les maigres forces que l’évolution naturelle leur a accordées. Les armes sont en effet de type « prothétique » (une armure est une peau de métal) ou substitutif (la bombe remplace le poing et les ongles).
L’histoire de la guerre suit celle de l’armement, laquelle fait partie du mouvement général des techniques, et comme les plus puissantes des techniques ont un impact politique et psychologique, les armes dans leur évolution progressive bouleverseront les contextes de vie collective et personnelle. A partir du XVIIIe siècle avant Jésus-Christ, le cheval et le char étendent le champ d’action des armes. Ils caractérisent les premiers empires (l’Egypte, la Chine, l’Assyrie) – vastes structures politiquement centralisées et socialement différenciées (l’usage du char implique, en effet, l’existence d’une caste militaire). Pendant les 3 000 ans qui s’écoulent entre la première utilisation du cheval sur les champs de bataille et l’invention des armes à feu, aucune innovation technique n’exercera une influence décisive sur l’art de la guerre si l’on excepte l’apparition, au Moyen Age, de la selle et des étriers venus d’Asie et qui changea notablement la façon de guerroyer en Europe.
Les armes font et défont les empires. Elles les maintiennent aussi en vie. Byzance dut de survivre presque un millénaire à l’Empire romain et de résister (jusqu’en 1452) à l’invasion musulmane à une invention technique dont elle garda le secret et le monopole huit siècles durant : une sorte de poix enflammée faite d’un mélange de bitume, de salpêtre, de soufre et de résine et qui avait la propriété d’adhérer sur la surface où elle était lancée (corps des assaillants, coques des navires, boucliers, ponts, etc.). Ce « feu grégeois » (c’est ainsi qu’on l’appellera) qui ne pouvait être éteint par l’eau, a consumé des flottes entières.
Après la domestication et l’introduction du cheval, l’arme à feu est la seconde grande innovation dans l’histoire matérielle de la guerre. Elle mit fin à la fois aux invasions mongoles et à la chevalerie. Elle assura aux Européens la domination du monde. Elle anéantit des civilisations et massacra des peuples entiers.
L’histoire de l’armement est celle d’un progrès à la fois quantitatif et qualitatif. Une arme nouvelle n’est pas seulement plus puissante que celle qu’elle remplace. Elle modifie de fond en comble le contexte spatio-temporel ainsi que les relations entre les combattants. Jusqu’à l’apparition des armes à feu, les guerriers devaient se heurter physiquement : les armes de jet (flèches et javelots) n’empêchaient pas les guerriers de se voir. Avec les armes à feu, la distance se creuse. Les armes du XXe siècle (boulets tirés à partir de canons de plus en plus puissants, bombes lancées depuis des avions de chasse, missiles…) rendent l’adversaire invisible.
Certes, on peut mettre l’accent sur la continuité plutôt que sur les ruptures : le char (qui a gardé le nom ancien jusqu’à ce que l’anglais le remplace) est une espèce de cheval d’acier. Mais que dire de l’aviation ? Elle porte la guerre dans une dimension de l’espace qui n’est plus celle de la vie de l’homme .
Les armes offensives classiques étaient de deux types : armes de jet et armes de choc, le javelot ou la flèche d’un côté, le glaive de l’autre. Le nucléaire remet en question cette typologie . Une bombe atomique possède trois effets destructeurs : par son énergie mécanique (l’explosion), par son énergie thermique (la chaleur dégagée), et par son énergie nucléaire (les radiations). Si l’énergie thermique et l’énergie mécanique sont dissipées très vite après l’explosion, il en va autrement avec l’énergie nucléaire. C’est le propre des armes dites de destruction massive que de pouvoir tuer aussi sur le long terme.
Le pouvoir inégalé de destruction conféré par les armements modernes a conduit la plupart des théoriciens de la guerre à tout miser sur la technique. Or le XXe siècle fut également celui de la guerre révolutionnaire qui, à plusieurs reprises (Chine, Viêt- nam), montra que la supériorité technique peut être contrebalancée par une volonté politique adverse qui n’a à sa disposition que des armes légères. C’est la confiance en la détermination révolutionnaire qui conduira Mao Tsé Toung à ne voir dans les puissances nucléaires que des « tigres de papier ». Les échecs (au Vietnam) ou les succès en demi-teinte (en Irak) rencontrés par les Américains sont là pour rappeler que l’armement est une condition non suffisante de la guerre.