L'évolution de la guerre : La psychologie du combattant
Simone de Beauvoir repère, parmi les raisons qui ont pu maintenir les femmes dans leur état d’infériorité, le fait qu’elles ne participent pas à la guerre : « Dans l’humanité, la supériorité est accordée non au sexe qui engendre mais à celui qui tue ». La guerre donne au soldat, aussi faible et médiocre soit-il, un pouvoir exorbitant : celui de tuer. C’est le pouvoir du despote, et aussi celui des dieux. On comprend dès lors que quelques-uns – et, à certaines époques, beaucoup – aient pu passionnément aimer la guerre. Aux antipodes de la mesure et des habitudes de la vie quotidienne, la guerre représente pour celui qui la fait une période enchantée, même dans ses plus terrifiantes douleurs. La tragédie grecque a souvent illustré cette catastrophe que représente le retour du héros : comment revenir à la mesure, c’est-à- dire à la raison, lorsque tout a été fait dans l’excès ? La littérature a souvent mis en scène le souvenir du combattant qui répète jusqu’au ressassement les mêmes faits d’armes et la même nostalgie. Il faut dire que l’exaltation du guerrier ou du peuple au commencement d’une guerre est aussi une réaction défensive contre la peur. Les guerriers et encore moins les soldats n’ont pas tous éprouvé la passion brûlante d’Ajax dont Homère nous dit qu’il est « insatiable de combats » et que, lorsqu’il s’avance contre l’ennemi, « son visage effrayant sourit ». Il est difficile de trouver ailleurs qu’à la guerre un équivalent à cette fureur, qui est la passion du combat. Sans doute a-t-elle quelque chose à voir avec la folie. Un guerrier est un homme qui n’appartient plus à l’humanité commune ; d’où le statut de demi- dieu dont il jouissait un peu partout.
Jadis, on prenait un nom de guerre en s’enrôlant. Comme la religion, comme l’esclavage aussi, la guerre fait endosser une nouvelle identité ; comme la religion seule, elle élève celui qui s’y adonne à une sorte de transcendance. Les actes de défection (objection de conscience, désertion), excepté au moment de la défaite, sont, tout compte fait, rarissimes, car, non seulement chacun est tenu par la cause au nom de laquelle il lutte mais aussi par le regard des autres – camarades de combat ou non- combattants – qui exercent sur lui la plus puissante des stimulations et la plus impitoyable des censures . Sans doute convient-il de distinguer, comme Malraux le fait dans L’Espoir, les combattants qui luttent pour une cause et les guerriers qui se battent pour eux-mêmes. Machiavel attribuait au mercenariat la ruine de l’Italie : seule une armée de citoyens comme fut celle de Rome était à ses yeux susceptible de vouloir défendre avec ardeur la patrie . Les mercenaires n’ont pas de cause ; ils n’ont que des intérêts. L’arme est investie d’un sens symbolique qui, dans les temps anciens, surpasse de beaucoup sa fonction technique. Nombre de rituels magiques préparaient les armes pour la guerre. Celles-ci sont très souvent forgées et ciselées à la manière des plus belles œuvres d’art . C’est parce que le guerrier s’identifie à son armure que, dans toutes les sociétés antiques et traditionnelles, l’échange des armes est un signe particulièrement fort d’amitié.
La psychologie du combattant est au croisement des dimensions individuelles et collectives de l’existence. Au sein de l’armée, l’émulation entretient le courage et l’héroïsme. Mais le groupe peut entraîner aussi à la défaite. Il existe un tournant dans la guerre qui décide de tout : la prise de conscience, chez l’un des deux adversaires, de sa propre défaite. La débâcle est un phénomène auto-entretenu. Brusquement, une armée se disloque : bien des grandes batailles de l’histoire, du moins jadis, firent relativement peu de victimes à cause de cette panique qui animait les jambes et immobilisait les bras.
Lanza del Vasto a dit que l’armement moderne a déshonoré la guerre – ce qui ne signifie pas dans son esprit que la guerre fut jamais honorable, seulement elle permettait jadis, grâce à la faiblesse de ses moyens techniques, à la valeur de l’honneur de se présenter comme principal élément de légitimation . Dans ses livres, Ernst Jünger a mis l’accent sur la froideur du combattant dont la force d’âme exclut toute charge émotionnelle. Seulement cette indifférence du soldat témoigne davantage pour un certain type de guerre moderne que pour la guerre en général. Clause-witz avait fait la remarque que la passion décroît avec éloignement mutuel des combattants, donc avec la puissance des armes : « Les armes au moyen desquelles l’ennemi peut être attaqué à distance permettent aux sentiments, à l’instinct du combat proprement dit, de demeurer à peu près en repos, et d’y demeurer d’autant plus complètement que la portée de ces armes est plus grande. Avec une fronde, nous pouvons nous imaginer ressentir un certain degré de colère au moment où nous lançons la pierre ; ce sentiment est plus faible en tirant un coup de fusil, et encore plus faible en tirant un coup de canon ». Les guerres antiques étaient des séries et des successions de corps à corps. Avec le progrès des techniques d’armement, la distance physique entre les combattants n’a pas cessé de croître : déjà le fusil et le canon portent la mort à distance ; le pilote d’Enola Bay qui largua Little Boy sur Hiroshima le 6 août 1945 n’a vu aucune des dizaines de milliers de victimes qu’il fit en quelques secondes.
Dans le Lâchés de Platon, Socrate répond au général avec lequel il s’entretient que le courage ne consiste pas toujours dans le fait de se tenir droit face au danger puisqu’on pourrait le faire en toute inconscience. Il n’y a de courage qu’accompagné de la conscience du danger – lequel, avec la guerre, prend les oripeaux de la mort. Aristote, qui définissait la vertu comme une excellence, plaçait le courage à égale distance de la témérité (l’excès vicieux) et de la lâcheté (le défaut vicieux). De même, le bushido, qui est le code d’honneur des samouraïs japonais, supposait que la guerre dépend de la volonté du guerrier, quelle n’est pas une furia mais un exercice de maîtrise de soi. C’est sans passion que le samouraï doit combattre , c’est-à-dire sans colère, ni peur, ni agressivité. Cela dit, le courage à la guerre prend deux formes très différentes selon qu’il est en mouvement (il s’appelle alors plus particulièrement intrépidité) et en repos. Le courage peut consister à rester ferme devant l’assaut (c’est le courage en repos) ou bien à affronter les dangers de l’attaque que l’on mène soi-même (le courage en mouvement). Dans les deux cas, il s’agit bien de maîtriser la peur de la mort – par la fermeté avec le courage en repos et par l’audace avec le courage en mouvement.