L'étiologie de la guerre : Les facteurs idéologiques
Le marxisme insiste sur la fonction de diversion de la guerre : selon lui, les passions nationales et religieuses sont exacerbées pour camoufler le seul véritable conflit qui oppose les hommes les uns aux autres : la lutte des classes. Inversement, « c’est l’esprit qui imprègne la guerre tout entière » disait Clausewitz auquel Alain répondra en écho que « le guerrier est un métaphysicien ». Nul homme, en effet, ne combat sans concevoir le sens de ce combat, à plus forte raison lorsque ce combat est armé et collectif.
Tout comme les précédentes, les causes idéologiques de la guerre ne sont pas nécessairement aperçues de ceux qui la font. Ainsi la thèse de Pierre Clastres selon laquelle « la logique de la société primitive est une logique de la différence » est une thèse anthropologique qui n’a jamais été en tant que telle explicitement dégagée par les sociétés primitives elles-mêmes. Cette thèse peut d’ailleurs être inversée, selon les termes mêmes de Clastres : dans les sociétés traditionnelles, la guerre implique la question de l’unité intrinsèque plutôt que celle du différend avec l’extérieur. En d’autres termes, l’ennemi n’est pas un rival mais le moyen grâce auquel l’unité interne pourra être maintenue. Cette unité assurée par la division de la guerre (tel est le point central de l’analyse de Clastres) n’est pas nécessairement celle du groupe lui-même. Elle peut être aussi celle de l’univers. En d’autres termes : si les Jivaros comme les Aztèques conçoivent la guerre comme une chasse, pour les premiers, il s’agissait de maintenir la cohérence du groupe (ce que le cannibalisme rituel effectuait), tandis que pour les seconds c’était l’ordre cosmique qui était en jeu. On notera que ces guerres rituelles, à la différence des guerres conflictuelles classiques destinées à régler un différend (et que la société traditionnelle, bien entendu, n’ignorait pas) rendent la paix impossible puisque le corps de l’ennemi consommé ou égorgé est perpétuellement requis pour assurer la reproduction symbolique de la société et du monde.
Dans une société traversée par le conflit comme le fut la société grecque ancienne, tout un ensemble de pratiques ritualisées aura pour fonction de déjouer la guerre en la mimant : le sport, le jeu, le théâtre. On comprend que la culture qui a inventé les formes classiques du sport et du théâtre a aussi été celle qui a inventé la démocratie : la démocratie est le régime politique qui maintient l’unité grâce à la division – le régime qui n’exclut pas la division comme le font les sociétés primitives.
La religion est l’expression de l’idéologie dans les sociétés traditionnelles. Le propre de celles-ci est que chaque action, chaque pensée y a un sens religieux. La guerre n’échappe pas à cette règle.
Les religions résolument pacifiques ont été rares dans l’histoire et elles ont toujours succédé à des religions guerrières (le bouddhisme, par réaction au brahmanisme, le premier christianisme, par réaction au paganisme romain, le baha’isme, par réaction à l’islam) .
La première justification religieuse de la guerre tient au caractère guerrier des dieux eux-mêmes : Arès en Grèce, Mars à Rome, Teutatès en Gaule, Wotan chez les Germains sont des dieux de la guerre. Les dieux, victorieux de monstres, de démons et de géants, sont à l’origine des combattants (expression qui peut être comprise en ses deux sens). Les Grecs avaient personnalisé et divinisé la Discorde sous les traits d’Éris, la sœur jumelle d’Arès. Éris avait pour fonction d’accompagner son frère sur les champs de bataille et d’exciter les combattants les uns contre les autres. C’est elle qui lança au milieu de l’assemblée des dieux la pomme d’or que Paris devait donner à la plus belle des déesses – manière d’indiquer que la guerre de Troie vient d’elle. C’est elle encore qui enfanta une pléiade de divinités malfaisantes, la Faim, la Peine, l’Oubli… Ainsi la guerre humaine est-elle volontiers comprise comme la transposition sur terre de la guerre que se font les dieux (c’est ce que L’Iliade donne à comprendre). La guerre partage avec la religion ce point commun de réclamer le don de soi, observe Georges Bataille. Dans la plupart des cas, la guerre est liée au sacrifice, elle est même pensée comme constituant un sacrifice collectif dont le caractère massif doit être agréable aux dieux. Cette croyance, qui remonte au plus ancien paganisme, a laissé plus d’une trace dans le Coran.
Les Aztèques faisaient la guerre pour capturer les prisonniers qui devaient être immolés à Tonatiuh, le soleil qui, pour se lever chaque matin, avait besoin de sa ration de sang humain. La fête dans les sociétés traditionnelles a un sens religieux ; tous les caractères de la fête sont aussi ceux de la guerre.
Le premier monothéisme — le judaïsme – fut une religion guerrière ; l’histoire antique du peuple juif fut plus qu’aucune autre une histoire de guerres, guerres imposées, guerres subies. Le Dieu unique des Juifs, Yahvé ou Jéhovah, est appelé « le Dieu des armées » – Yahvé Sabaoth. Sans doute parce que les Juifs lui doivent la vie (et surtout, dans leur histoire particulièrement tragique, leur survie), aucun polythéisme n’avait accordé une telle prééminence à la fonction guerrière (Arès était subordonné à Zeus, et Mars à Jupiter). Le titre ne signale pas seulement la puissance. Les prophètes (Ezéchiel, Isaïe) voient dans la guerre un châtiment envoyé par Dieu pour punir les hommes de leur impiété. Le Deutéronome justifie en ces termes la guerre contre les idolâtres : « Tu dévoreras tous les peuples que l’éternel, ton Dieu, va te livrer, tu ne jetteras pas un regard de pitié sur eux et tu ne serviras pas leur dieu car ce serait un piège pour toi ». C’est Dieu, Yahvé Sabaoth, le véritable général des armées : « Ne sois pas effrayé, l’éternel est au milieu de vous. L’éternel ton Dieu chassera peu à peu ces nations loin de ta face… Il les mettra complètement en déroute et fera disparaître leur nom de dessous les cieux… ». Cela dit, Jérusalem est, proprement dans son nom, la vision, la cité de la paix (salam).
Par réaction contre le bellicisme judaïque et romain, le christianisme fut, à l’origine, une religion résolument non violente. Tous les premiers grands penseurs de la chrétienté ont condamné la guerre. Saint Augustin (IVe-Ve siècles) va, à cet égard, marquer un tournant important : c’est lui qui, en théorisant la « guerre juste » légitimera la guerre du point de vue théologique : « Si Dieu, par une prescription spéciale, ordonne de tuer, l’homicide devient une vertu », va-t-il jusqu’à écrire. Mais avant même cette justification augustinienne, dans les Evangiles et les Epîtres un discours de guerre est souvent utilisé – que par la suite tous n’interpréteront pas de manières métaphorique ou symbolique (une même équivoque est observable dans l’islam).
Un deuxième tournant sera pris à la fin du XIe siècle avec l’apparition de la notion de guerre sainte – laquelle allait bien au-delà de la notion augustinienne de guerre juste. La guerre sainte est réputée non seulement ne pas offenser Dieu mais, positivement, lui être agréable. L’indulgence plénière, comprise à l’origine comme une rédemption ou une commutation des peines venant remplacer les jeûnes et autres macérations charnelles, fut pour la première fois accordée en 1095 par le pape Urbain II à l’occasion de la prédication de la première croisade : « Que ce chemin vaille pour toute pénitence ! », lance alors le pape aux futurs croisés. Ainsi la guerre (à condition qu’elle soit dirigée contre les infidèles) vaut-elle désormais pénitence ; elle devient moyen de salut.
Au Moyen Age, et pas seulement pendant les croisades, les combattants invoquaient les secours célestes : leurs cris de guerre avaient presque toujours un sens religieux (« Saint- Denis ! » était celui des Français, « Dieu le veut ! » était le cri des croisés). La guerre contre les « hérétiques » n’était pas moins violente que celle menée contre les « infidèles ». On connaît la terrible apostrophe du pape aux massacreurs de Béziers durant la campagne contre les Albigeois : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! ». C’est en ce sens guerrier qu’il convient de comprendre l’expression d’Eglise militante — c’est l’Eglise qui, selon rétymologie, fait la guerre. Les motifs religieux, en rendant impossible une quelconque négociation, tendent à porter la violence guerrière à son extrémité de mort.
Au moment de la conquête des Amériques (XVe-XVIe siècles), puis de la colonisation de l’Afrique (XIXe siècle), l’Eglise catholique sera résolument du côté des conquérants. Elle justifiera l’évangélisation forcée comme elle a justifié les croisades. Seule la perte de son pouvoir temporel (dont la cité du Vatican est l’ultime réduit) et l’affaiblissement, voire l’extinction de son influence sur la société, vont (au XXe siècle) la faire revenir au pacifisme de ses origines.
De toutes les religions, la plus guerrière, tant dans son idéologie que dans son histoire, fut l’islam. Mahomet fut le seul fondateur de religion à avoir été guerrier autant que prophète. Le contraste avec d’autres fondateurs de religion, Bouddha, Lao Tseu et Jésus, est, à cet égard, total.
Le texte coranique témoigne abondamment de l’origine guerrière de la religion nouvelle. Les deux plans, descriptif et prescriptif, s’y mêlent constamment – d’où les difficultés et les contradictions herméneutiques. « Les vrais croyants disent :
Dieu n’a-t-il pas révélé un chapitre qui ordonne la guerre sainte? ». « Le combat est prescrit pour vous, même s’il vous paraît haïssable ». Le Livre ordonne aux musulmans de « massacrer ceux, où qu’ils se trouvent, qui attribuent la divinité à autre chose qu’à Dieu, de les capturer, les assiéger et de les surveiller en quelque lieu que ce soit ». Le verset 40 de la sourate VIII enjoint le musulman de combattre les infidèles « jusqu’à ce que la sédition soit anéantie et que toute croyance devienne celle de Dieu ». Le verset 36 de la neuvième sourate proclame : « Combattez les polythéistes totalement comme ils vous combattent totalement, et sachez que Dieu est avec ceux qui le craignent». Le Coran ordonne aux fidèles de « combattre les idolâtres dans tous les mois ». La guerre est un devoir, ne pas la faire est une trahison impardonnable.
Il y a une dimension proprement eschatologique et pas seulement politique dans cette justification de la guerre. Un argument présenté par l’islam en faveur du djihad est le caractère infiniment supérieur de la vie de l’au-delà : « La vie de ce monde n’est qu’un jeu et une frivolité ».
Dès la mort de Mahomet (632), l’islam part à la conquête du monde. Seuls des obstacles naturels (l’océan Atlantique, l’Himalaya) ou des résistances humaines (Poitiers, 732) l’arrêtèrent. En un siècle, une bonne partie de l’ancien monde était gagnée à la religion nouvelle. Une deuxième vague de conquêtes aura lieu au XVe siècle avec la chute de Constantinople et l’établissement de l’empire moghol en Inde. Tous les pays gagnés à l’islam – l’Indonésie exceptée – l’ont été à la faveur de la guerre.
Le concept de guerre sainte (djihad) a été codifié par les juristes ommeyyades et abbassides sunnites dans le contexte de l’expansion du premier siècle de l’Hégire. Les successeurs de Mahomet divisent le monde en deux : d’un côté, le Dar al-Islam, la Maison de l’islam, de l’autre, le Dar al-Harb, la maison de la guerre, pays à « ouvrir à l’islam ». Le Dar al-Islam est le monde de la paix. Dans le Dar al-Harb, en revanche, toutes les violences sont licites ; il n’y a plus, à la limite, de crimes.
Certes, il y eut bien, dans le monde musulman, des tendances pacifistes – Ghazali, par exemple, écrit dans sa Vivification des sciences de la foi que c’est la pitié qui plaît à Dieu et non la chair et le sang, qu’on peut être guerrier au djihad sans quitter son foyermais ce sont des voix isolées, assez peu représentatives des forces dominantes qui ont forgé l’histoire de l’islam. Cette religion se conçoit comme la seule possible, parce que la seule vraie.
L’objectif de la guerre sainte est d’étendre l’islam et son territoire ou de le défendre (contre les Byzantins d’abord et, plus tard, contre les croisés). Cela dit, une distinction est établie entre les païens idolâtres pour lesquels la conversion est obligatoire sous peine de mort ou d’esclavage et les « gens du Livre » (juifs, chrétiens, zoroastriens) tolérés en terre d’islam à condition qu’ils payent un impôt spécial. L’islam ne laisse aux non- musulmans d’autre choix que celui de la soumission ou de la mort. Certes, le ne fait pas partie des cinq « piliers de l’islam » mais c’est parce qu’il représente une obligation collective. En islam, le combattant (moujahid) est celui qui fait la guerre sous la bénédiction d’Allah. S’il tombe au combat, il sera chahid, martyr. Tous ceux qui meurent au cours du sont des martyrs promis au paradis, lequel leur est réservé. Un hadith le proclame : « Le Paradis est à l’ombre de l’épée ».
Cela dit, le ne recoupe pas exactement la notion de guerre sainte. Le utilise les armes pour soumettre des territoires à l’islam mais pas nécessairement pour convertir (les « gens du Livre » peuvent garder leur religion). D’un autre côté, le peut être défensif (c’était le cas avec les croisades). Mais il y a plus important : l’islam distingue le djihad al-akbar (la grande guerre ou la guerre sainte de l’âme) et le djihad al- asghar, la guerre proprement dite menée au nom de l’islam pour la gloire d’Allah. Cette distinction entre « grand » et « petit » est évidemment capitale, elle relativise fortement le caractère belliciste de l’islam grâce à l’usage métaphorique, spirituel, qui est fait de la notion de « guerre ». En arabe, djihad signifie initialement « effort », « effort sur soi » et Mahomet a déclaré que le vrai combattant est celui qui livre combat contre lui-même et contre ses propres vices en vue d’un perfectionnement dans la voie d’Allah. C’est progressivement que le mot en est venu à désigner la guerre sainte, laquelle a fini par équivaloir à une guerre tout court (harb). On voit donc se profiler un conflit des interprétations : la guerre « physique » n’est-elle que l’expression de la « vraie » guerre, qui doit être de nature spirituelle, ou bien vaut-elle par soi ? Comme toutes les religions du Livre, l’islam ne cessera d’hésiter entre une lecture littérale et une lecture symbolique de ses textes.
Dans les temps modernes, les idéologies porteuses de guerre ne seront plus de nature religieuse (ce qui ne signifie pas qu’aucune dimension religieuse ne subsiste en elles). Valmy (1792) inaugure l’âge des guerres révolutionnaires. Pour la première fois, un conflit armé opposait deux partis politiques (les républicains d’un côté, les royalistes de l’autre). Désormais, on mourra de plus en plus pour des idées. La guerre de Sécession et la Seconde Guerre mondiale furent des guerres idéologiques en ce sens : choc violent de convictions qui ne sont plus de nature religieuse mais que l’on peut rapporter à une générale « conception du monde ».
Comment la différence peut-elle se métamorphoser en différend ? Parmi les causes idéologiques, il convient de réserver une place à l’incompréhension, au malentendu. Certes, les différences de langue ne font pas à elles seules les relations d’hostilité entre les peuples, mais elles jouent un rôle non négligeable. Le traité que les Carthaginois avaient conclu avec les Romains leur assurait la conservation de leur vie, de leurs biens et de leur cité. Par ce dernier mot, ils entendaient leur vie matérielle, les édifices, brus dans la langue latine. Mais, comme les Romains s’étaient servis dans le traité du mot civilisas qui veut dire la réunion des citoyens, la société, ils s’indignaient que les Carthaginois refusent d’abandonner le rivage de la mer pour habiter désormais dans les terres, ils les déclarèrent rebelles, prirent leur ville et la réduisirent en cendres. En suivant le droit héroïque, ils ne crurent pas avoir fait une guerre injuste.
À l’origine de l’utopie moderne de langue universelle que Za-menhof crut réalisée avec l’invention de l’espéranto, il y a l’idée, qui nous paraît aujourd’hui bien naïve, selon laquelle les hommes se battent faute de se comprendre (on constate, inversement, qu’ils se battent le plus souvent parce qu’ils ne se comprennent que trop bien…). La pluralité des langues (catastrophe babélienne) serait à l’origine des guerres. Certes, l’absence de correspondance totale entre les vocabulaires éthiques et politiques est à la source de nombre de problèmes (les termes de « patrie », de « nation », d’« État », de « souveraineté », par exemple, n’ont pas d’équivalent exact dans toutes les langues : les textes internationaux butent constamment sur ce genre de difficultés), il paraît néanmoins difficile de rapporter les guerres à des moyens de communication.